L’Ossétie du sud et le rétablissement du monde post-soviétique – Une interview de Ronald Suny

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Interview réalisée par Khatchig Mouradian – The Armenian Weekly – 16 août 2008

Traduction Louise Kiffer

Ronald Grigor Suny est professeur d’histoire politique et sociale à l’Université du Michigan, et professeur émérite d’histoire politique et sociale à l’Université de Chicago. Il est l’auteur de « The Baku Commune, 1917-1918: Class and Nationality in the Russian Revolution (Princeton University Press; 1972) « Armenia in the 20th century (Scholars Press, 1983); « The Making of the Georgian Nation « (Indiana University Press, 1988, 1994); « Looking toward Ararat – Armenia in Modern History (Indiana University Press, 1993); The Revenge of the Past: Nationalism, Revolution and the Collapse of the Soviet Union (Stanford University Press, 1993); et « The Soviet Experiment: Russia, the USSR, and the successor States (Oxford University Press,1998).

Suny travaille actuellement à une biographie en deux volumes de Staline pour Oxford University Press, un volume co-édité sur le Génocide arménien, une série d’ouvrages sur l’empire et les nations, et des études sur des politiques d’émotions et ethniques. Il a participé fréquemment à des émissions de télé
McNeil-Lehrer News Hour, CBS Evening News, CNN et National Public
Radio, et a écrit pour le New York Times, The Nation, New Left Review, Dissent et autres quotidiens et journaux.

Dans cette interview menée par téléphone le 12 août, nous parlons de la situation dans le Caucase après l’attaque de la Géorgie sur l’Ossétie du Sud et la riposte agressive de la Russie en août 2008

***

Khatchig Mouradian – Parlez-nous des principaux médias US ayant couvert le conflit entre la Russie et la Géorgie.

Ronald Suny – Les principaux médias sont complètement à côté de la plaque. Ils reflètent les avis du président, du gouvernement et des candidats à la présidence. Aussi, en essayant de donner un sens au conflit, les médias principaux utilisent des cadres comme « impérialisme russe » ou « agression russe ». Ce sont là des cadres vieillots du temps de la guerre froide qu’ils reproduisent et le résultat est complètement une mauvaise interprétation de la situation.
A la suite de différents faits au début des années 1990 et d’un accord international, la Russie a entrepris le rôle de pacificatrice, séparant les Géorgiens des Abkhazes et des Ossètes. Elle a rempli son rôle d’une façon relativement responsable et maintenu la paix dans la région. Naturellement, il est correct de dire de manière quelque peu abstraite que la Russie n’observe pas l’intégrité territoriale de la Géorgie, ou que la Russie attaque un pays démocratique souverain, mais on ne peut pas nier que la Russie ait été impliquée dans la pacification de ces régions pendant des années.

Cette crise particulière a commencé avec [le président Géorgien Mikhail] Saakashvilli. Il a lancé une attaque par roquettes contre Tskhinvali, la capitale de l’Ossétie du Sud. L’attaque est venue d’un point très stratégique, alors que Bush et Poutine étaient à Pékin et [le président russe Dimitri] Medvedev était en croisière sur la Volga. Des détails importants comme ceux-ci sont mis de côté dans de nombreux rapports.

Les principaux médias parlent d’empire et d’impérialisme. Mais ce que la Russie pratique, en fait, c’est l’hégémonie. Elle veut dominer son étranger proche, tout à fait comme les U.S veulent dominer l’Amérique Latine – quoique les Américains aussi cherchent une hégémonie mondiale.
Les Russes veulent préserver le statu quo. Ils veulent conserver l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud dans une sorte de situation de conflit gelé. Cela marche pour eux. Ils peuvent irriter Tbilissi, empêcher la Géorgie d’intégrer complètement l’Occident, et essayer de l’empêcher d’entrer dans l’OTAN. Pour les Russes, l’adhésion de la Géorgie à l’alliance militaire s’appelle un désastre. Les pays baltes, de nombreux pays de l’Europe de l’Est, et la Turquie, sont dans l’OTAN.
Si l’on ajoute la Géorgie, la totalité des frontières occidentales et méridionales de la Russie seraient avec les pays membres de l’OTAN. Cela est inacceptable pour une grande puissance comme la Russie.

K.M. – Comment expliquez-vous la riposte de la Russie à l’attaque de la Géorgie contre l’Ossétie du Sud ?

R.S.- Au cours des quinze dernières années, la Russie a souffert humiliation sur humiliation. L’effondrement de l’Union Soviétique n’a pas été populaire en Russie, sauf parmi quelques libéraux – et libéral en Russie signifie, aile-droite et traître. Les US ont promis de ne pas étendre l’OTAN à l’Europe de l’Est, mais ils l’ont fait. En revanche, les soi-disant « révolutions colorées » en Géorgie, en Ukraine et au Kyrghistan ont effrayé les Russes. Ils voient ces révolutions comme une interférence de l’Occident, des événements artificiels conjurés par l’Occident pour faire avancer vers l’Occident des éléments anti-russes comme Saakashvilli et [le président ukrainien Victor] Yushchenko. Et puis, le Kosovo a gagné son indépendance malgré les objections de Moscou. Après ce sentiment colossal d’humiliation, et une perte de pouvoir [l’ancien président russe et actuel Premier Ministre] Vladimir Poutine arrive, les prix du pétrole grimpent, et les Russes gagnent de l’argent, le pays progresse, et ils recommencent à faire une démonstration d’autorité. Si l’on écoute maintenant la rhétorique russe, elle dit comment, après des années d’humiliation, ils sont de retour, et ne se laisseront plus mettre de côté.

K.M.- Jusqu’où pensez-vous que Poutine va aller après cette démonstration de force ?

R.S.- Je pense que les Russes ont pris leur décision. La confrontation n’est pas leur premier choix. Ils ont trop à faire avec la communauté internationale pour vouloir retourner derrière une sorte de Rideau de Fer. Ils ne veulent pas être isolés.

K.M. – Que pensez-vous de la riposte occidentale ?

R.S. – Je ne pense pas que ce soit un hasard que [le président français] Nicolas Sarkozy, [ la chancelière allemande] Angela Merkel, et les autres dirigeants et diplomates européens, s’attroupent à Moscou et essaient de résoudre ce problème. Les Européens voient la Russie comme une partie de l’Europe. Et ils ne prennent pas une position aussi dure que l’Administration Bush. Je dois faire remarquer que l’Administration Bush a été très influencée par [le vice-président
Dick] Cheney. La première déclaration que le Président Bush a faite n’était pas particulièrement dure, mais plus tard, lui et son gouvernement ont adopté la position de Cheney.
Mais les US et l’OTAN sont impuissants dans cette situation. Ils n’ont manifestement pas l’intention de partir en guerre pour l’Ossétie du Sud. Ils n’ont pas tellement de moyens de manœuvres. Saakashvilli a commencé, mais ce sont les Russes qui ont repris pied et amélioré leur position. La seule chose que Saakashvilli et l’Occident peuvent essayer de faire maintenant est de discréditer la Russie. Ils vont jouer cette carte, naturellement. Ils vont faire comme si la Russie était l’agresseur. Et, naturellement, les Russes vont jouer le jeu. Ils brutalisent. Pourquoi ont-ils bombardé la ville géorgienne de Gori ? Ils voulaient punir les Géorgiens. Ils voulaient leur donner une leçon. Et je pense qu’ils ont réussi. Je prédis que les jours de Saakashvilli au pouvoir sont comptés. A quoi pensait-il ? C’est un dirigeant très impétueux. Les gens en Géorgie ont peur de lui parce qu’ils ne savent jamais à quoi s’attendre. Il a joué et il a perdu. Quand on ne gagne pas une guerre qu’on a commencée – comme les dirigeants israéliens l’ont appris au Liban – de même que les U.S. en Irak – alors on le paie.

K.M. – Qu’est-ce qui est entré en ligne de compte après la guerre entre la Géorgie et la Russie ?

R. S.- Peu de chose, il me semble, le minuscule petit pays dont presque personne n’avait entendu parler – l’Ossétie du Sud – a changé en fait la nature du monde post soviétique. Maintenant, les pays ont appris à ne pas faire les malins avec les Russes. Ils ont toujours été un pays avec lequel il est difficile de négocier. Aujourd’hui ils disent: si vous nous poussez trop fort, nous utiliserons aussi notre puissance militaire. C’est une nouvelle dimension.

K.M.- Parlez-nous de la situation en Ossétie du Sud et en Abkhazie avant et après l’écroulement de l’Union Soviétique.

R.S. – A l’époque soviétique, l’Ossétie du Sud était une province autonome et l’Abkhazie était une république soviétique autonome. Ils avaient une autonomie officielle, mais en fait, ils étaient complètement dominés par la Géorgie, particulièrement pendant la période stalinienne, lorsque [le patron de la police secrète de Staline, Lavrenty] Béria était proche de Staline. Beaucoup de ressentiment s’est développé. Il y avait une sorte d’organisation géorgienne qui prenait place dans ces régions. Lorsque l’Union Soviétique a commencé à se désintégrer, un nationaliste très radical Zviad Gamsakhurdia, fut élu président de Géorgie. Il déclara: « La Géorgie aux Géorgiens ». Ils allaient avoir une république ethno-nationale, et les autres peuples qui formaient 30 pour cent de la population (des centaines de milliers d’Arméniens, d’Azerbaïdjanais, de Musulmans géorgiens, et, naturellement, des Abkhazes et des Ossètes) ne figuraient pas dans leur vision. Les Abkhazes et les Ossètes se sont rebellés, et, avec l’aide russe, ont déclaré leur autonomie et ont mis les Géorgiens dehors. Il y a maintenant en Géorgie des centaines de milliers de réfugiés géorgiens de ces régions. Vers les années 1993-1994, alors que les Russes étaient en train de négocier l’armistice du Nagorno-Karabagh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, ils ont aussi négocié un armistice similaire en Abkhazie et en Ossétie du Sud.

Les Ossètes et les Abkhazes veulent être en Russie ou indépendants. La Russie n’a jamais voulu les annexer et les inclure complètement en Russie à cause de la loi internationale d’intégrité territoriale. La position de la Russie est qu’on ne peut pas changer les frontières sans un accord mutuel. (En d’autres termes, ils sont contre l’indépendance du Kosovo pour la bonne raison que cela justifierait la révolte tchétchène). Les Russes ont tenu à ce principe, mais quand les US ont soutenu l’indépendance du Kosovo, Poutine a fait remarquer que si le Kosovo peut le faire, alors pourquoi pas l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud ?

Contrairement au Karabagh, où les Arméniens forment une majorité écrasante – ils étaient environ 76 pour cent en 1989 lorsque le conflit a éclaté – en Abkhazie les Abkhazes n’étaient que 17 pour cent de la population et les Géorgiens étaient quelque chose comme 43 pour cent (au fait, d’après la plupart des statistiques, il se peut que les Arméniens soient le plus important groupe ethnique en Abkhazie aujourd’hui).

K.M. – Dans votre livre « The Making of the Georgian Nation » vous dites: « S’il y a une conclusion quelconque à tirer d’une telle étude de la longue durée d’une petite nation, elle pourrait être qu’une nation ne soit jamais complètement ‘ ‘faite’. Elle est toujours dans le processus d’être faite ». Comment pensez-vous que le conflit actuel va affecter la création de la nation géorgienne ?

R.S. – Dans leur propre discours, les Géorgiens rendent les étrangers responsables de tout, aussi bien les Russes que les minorités. Ils ne reconnaissent pas leur propre responsabilité dans leur propre destin. En gros, d’une certaine façon, l’Etat géorgien a commis un suicide par cette politique féroce à la fois envers la Russie et ses propres minorités. Les Géorgiens devaient faire un choix: ont-ils essayé de regagner et de solidifier, de consolider le territoire national géorgien avec une dure politique de confrontation militariste, essentiellement anti-russe et pro-occidentale ? Ou essaient-ils de négocier, d’accorder des concessions, d’offrir un haut degré d’autonomie à l’Abkhazie et à l’Ossétie du Sud, et essayer également une approche plus coopérative avec la Russie ? La Géorgie balance entre ces choix.

Le problème est qu’elle n’obtient pas beaucoup de l’approche coopérative, et elle en est frustrée.

Saakashvilli a pris une ligne plus dure. Il s’imagine « je peux mettre la Russie dans une position très difficile. Je peux utiliser l’Occident et peut-être que cette sorte de pression va à la fois forcer la Russie à parvenir à une sorte d’accord avec moi et aussi m’aider à entrer dans l’OTAN. » C’est là son jeu.

K.M. – Le voisin de la Géorgie, l’Azerbaïdjan, a félicité le geste de Tbilissi de regagner le contrôle de l’Ossétie du Sud et a signalé la possibilité d’une action similaire contre sa propre république dissidente du Nagorno-Karabagh. Pensez-vous que les officiels d’Azerbaïdjan vont continuer à poursuivre leurs discours guerriers ?

R.S. – Les actions de la Russie sont en train de changer les choses. Si Saakashvilli avait réussi, alors l’Azerbaïdjan aurait été plus encouragé à essayer de faire quelque chose au Karabagh de son côté. Si j’étais l’Azerbaïdjan, je me méfierais beaucoup. Les événements de Géorgie ont réorganisé les choses de fond en comble. La Russie est de nouveau l’acteur principal du Sud Caucase, et elle considère l’Arménie comme sa plus proche alliée dans la région.

Source: http://www.hairenik.com/armenianweekly/feature_index.htm

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Author: raffi

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