Malaises franco-turcs

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Valeurs Actuelles n° 3669 paru le 23 Mars 2007

Monde

Malaises franco-turcs

Adhésion à l’Europe : la Turquie veut nous séduire par son économie, mais…

par Marie-Thérèse Ferracci

Colère et ressentiment. Sur les rives du Bosphore, les Turcs se demandent ce qui a pris aux députés socialistes français de se mêler du « sözde ermeni soykirimi » (« prétendu génocide arménien ») et de conditionner l’entrée de leur pays dans l’Union européenne à sa reconnaissance. Depuis la manifestation organisée le 8 octobre 2006 à Istanbul et les menaces de boycott des produits français, la tension n’est pratiquement pas tombée.

Invitée par l’Assemblée des chambres de commerce et des Bourses turques (Tobb), qui rassemble plus de 1,2 million de sociétés, l’Assemblée des chambres françaises de commerce et d’industrie, soutien de nombreuses entreprises installées dans la région d’Istanbul, en a fait l’amère expérience : derrière les sourires, l’échange de cadeaux et les toasts, les Turcs ne décolèrent pas. Rifat Hisarciklioglu, président de la Tobb, un proche du premier ministre Erdogan, est particulièrement virulent. Il contraint la délégation française à sortir de sa réserve. Prudemment, Jean-François Bernardin, président de l’ACFCI, explique les difficiles relations entre l’Allemagne et la France et la volonté, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de tourner la page, de faire la paix, chacun regardant ses responsabilités dans les horreurs du passé. Il parle même de son engagement dans la guerre d’Algérie et de la difficulté, bien des fois, de reconnaître la vérité.

Rien n’y fait. Au cours d’un dîner à Ankara qui rassemblait tous les amis de la France, la proposition de loi socialiste est vilipendée par le ministre de l’Économie Ali Babacan et le lendemain par Abdüllatif Sener, vice-premier ministre chargé des questions économiques, rencontré dans une université.

« Vers qui allons-nous nous tourner si l’Europe ne veut plus de la Turquie ? » demandent des étudiantes de l’université privée de la Tobb, fondée en 2003. La moitié d’entre elles avouent avoir perdu confiance et vouloir davantage se tourner vers les États-Unis.

La France est l’objet de critiques bien plus que tout autre pays en Europe.

L’élite turque a toujours eu les yeux tournés vers la France. Elle parle parfaitement le français, a souvent fait une partie de ses études supérieures au pays de Voltaire et de Rousseau et ne manque aucune manifestation culturelle organisée par l’ambassade de France. Signe patent de ce lien ancien, Istanbul compte, en plus de l’université francophone de Galatasaray, une dizaine de lycées francophones.

La position d’Angela Merkel, pas davantage partisane de l’entrée de la Turquie en Europe que la majorité des Français, attire moins les foudres. Habilement, la chancelière allemande a reconnu qu’une parole avait été donnée en 1963 mais que, quarante ans après, bien des choses avaient changé.

En promettant un référendum sur l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, « le peuple français a la clé de l’adhésion de la Turquie », explique le vice-premier ministre. Or les trois principaux candidats à l’élection présidentielle ne lui inspirent rien de bon. « Madame Royal, qui a souvent manifesté avec les Kurdes, nous est hostile. Monsieur Bayrou s’est prononcé encore plus nettement qu’elle contre l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Quant à monsieur Sarkozy, c’est le pire ! résume le président de la Tobb. Il ne manquerait plus qu’il mette Patrick Devedjian premier ministre pour que les relations avec la France soient définitivement compromises ! »

La question arménienne, constamment évoquée au cours de cette visite de quatre jours, reste pourtant difficile à aborder plus profondément. La France, estiment les Turcs comme la plupart des Français installés dans le pays, n’a aucune légitimité pour parler de cette affaire. « C’est un peu comme si les Turcs venaient demander aux Français la reconnaissance des massacres vendéens avant de les autoriser à s’installer sur les hauteurs d’Istanbul », souligne Esref Hamamcioglu, directeur général de Sodexho et vice-président de la chambre de commerce française en Turquie.

La prise de position de certains de nos députés ne met pas davantage à l’aise les Arméniens de la capitale turque. « Il faudra beaucoup de temps car les jeunes turcs ne connaissent pas leur histoire. Ils n’entendent parler de la question arménienne que depuis une quinzaine d’années », nous explique un commerçant arménien.
Depuis 1993 en effet, un chapitre des manuels scolaires d’histoire est consacré aux arguments réfutant les allégations de génocide. En 2003, une circulaire du ministère de l’Éducation invite les enseignants à dénoncer « les prétentions des Arméniens ». L’article 312 du code pénal rend passible de cinq ans de prison toute personne qui évoque publiquement le génocide.

« De toute façon, c’est une histoire à régler d’abord entre nous », affirme un prêtre rencontré à la sortie de la messe dominicale d’une église arménienne du quartier de Taksim, qui rejoint en cela ses compatriotes musulmans…
Si certains Turcs sont prêts à reconnaître des massacres, ils s’empressent de dire qu’il y en a eu des deux côtés et qu’il n’y avait aucune préméditation. Ils craignent aussi qu’une reconnaissance et un repentir n’encouragent les Arméniens à réclamer de lourdes indemnisations ainsi que la restitution de certains territoires, dont le fameux mont Ararat, symbole de l’Arménie, aujourd’hui situé en territoire turc.

Et qui dit qu’après les Arméniens, les Kurdes ottomans, les Ottomans gréco-orthodoxes, déportés, massacrés ou expulsés entre 1914 et 1922, ne demanderont pas également réparation ?

Pourtant, sous l’égide du premier ministre Erdogan, une commission d’historiens a tenté de se mettre en place à partir de mai 2005. Pour l’instant, les historiens non acquis à la thèse officielle sont malvenus. Le travail est d’autant plus difficile à mener que les archives de l’Empire ottoman au contraire de celles de la République turque, née plus tard, n’ont pas toutes été ouvertes.
L’ampleur des manifestations qui ont suivi l’assassinat, le 19 janvier dernier, du journaliste turc d’origine arménienne Hrant Dink montre néanmoins un changement. « Nous sommes tous des Arméniens », proclament des pancartes au milieu d’une foule de plusieurs milliers de personnes. Du jamais vu. Le mouvement des Jeunes-Turcs, à l’origine dès 1909 des exactions contre les Arméniens, prônait la création d’une nation turque homogène et organisait le boycott des commerces grecs, arméniens et juifs. La période ottomane leur semblant trop peu turque, ils ne se reconnaissent, comme dignes ascendants, que les Mongols de Gengis Khan, les Huns d’Attila ou les Hittites de l’Antiquité. En 1923, Mustafa Kemal parachève la purification ethnique en expulsant les Grecs, qui vivaient en Turquie depuis l’Antiquité. Le sursaut nationaliste a pour conséquence qu’une ville comme Istanbul, aux trois quarts chrétienne en 1914, devient progressivement presque exclusivement turque et musulmane.

Or Atatürk reste le père, partout présent. « Lorsque nous avons installé notre usine, nos employés ont tenu à mettre dans chaque bureau un portrait, un buste ou une photographie d’Atatürk. Nous ne leur avions rien demandé, ce sont eux qui en ont pris l’initiative », confie un cadre de l’équipementier A Raymond.

Si de nombreux universitaires s’attristent du négationnisme officiel, la majorité des Turcs sont prêts à renoncer à entrer dans l’Union européenne si celle-ci exige la reconnaissance du génocide. Il s’agit avant tout de ne pas perdre la face.

Les Turcs ne sont pas à une contradiction près. Ils veulent entrer dans l’Union européenne tout en ne reconnaissant pas Chypre, un membre à part entière de cette Union, et acceptent sans discuter les subventions : 6 milliards d’euros entre 2007 et 2013, dont 2 milliards ont déjà été versés pour environ 200 projets.

Ali Babacan essaie pourtant de conserver un espoir. « On devient puissants en devenant bons amis », disait un mystique turc du XIIIe siècle, rappelle-t-il, persuadé qu’il faut maintenant opérer un travail de fond auprès de la population française, qui ne retient de la Turquie que le kebab en bas de l’immeuble et, pour les plus chanceux, les vacances passées à Bodrum ou la visite du palais de Topkapi.

En remontant, depuis la tour de Galata jusqu’au consulat français, la rue Istiklal Caddesi, les boutiques de chaussures Diesel et Adidas, les Starbucks Coffee, les pizzerias et les librairies bien pourvues feraient presque croire que l’on se trouve quelque part en Italie, aux États-Unis ou en France. La jeunesse des passants – la moitié de la population a moins de 30 ans -, leur joyeuse animation tout au long des deux kilomètres de rue et l’accueil chaleureux des commerçants, qui servent volontiers le thé à leurs clients, détrompent vite l’Occidental habitué à des rapports plus neutres.

En économiste, le vice-premier ministre Abdüllatif Sener veut aussi faire connaître les vastes réformes entreprises par son pays pour satisfaire aux critères de Maastricht.
Le déficit budgétaire, qui représentait 16 % du PIB en 2001, se trouve aujourd’hui sous la barre de 1 %. Une discipline de fer a été instaurée dans l’administration pour lutter contre les dépenses. Les taux d’intérêt qui culminaient à 80 voire 100 % sont actuellement contenus autour de 20 %, l’objectif étant de les faire tomber à 12 %. L’inflation, à deux et même trois chiffres, se tient désormais sous les 9 %. La crise de 2001, particulièrement sévère avec une récession de 6,7 %, un endettement public représentant 100 % du PNB, diminué depuis de moitié, et une dévaluation de 50 % de la livre turque, est presque oubliée.

Nos interlocuteurs rappellent qu’un tiers de la Constitution turque, largement inspirée du modèle français, a été modifiée, notamment en ce qui concerne les droits de l’homme, pour mieux répondre aux attentes des Européens.

Si elle n’entre pas dans l’Union européenne comme membre à part entière, la Turquie est bien décidée à tirer profit de sa position clé de pont entre l’Occident et l’Orient. Douze ans après la signature de l’union douanière de 1995, l’Union européenne est le premier partenaire économique de la Turquie. Cette union doit pourtant être complétée par des accords sur les services et les marchés publics.

« L’Europe a besoin de la Turquie », répétent à l’envi nos hôtes. « Si nous n’avons pas de pétrole, nous en avons tous les tuyaux ! » confie Naïm Koçer, directeur général de Calyon en Turquie. L’approvisionnement en hydrocarbures de la mer Caspienne passe en effet par la Turquie, pour éviter l’Iran et la Russie, qui ne sont pas considérés comme des partenaires assez fiables par l’Union européenne ou par les États-Unis.

La Turquie veut asseoir sa place privilégiée au Moyen-Orient. En 1949, elle fut le premier pays à majorité musulmane à reconnaître Israël, avec qui une collaboration militaire s’est développée depuis dix ans. Ces relations ne sont pas remises en question par le gouvernement islamiste modéré.

Les villes limitrophes de la Syrie et de l’Irak connaissent actuellement un fort développement au point que plusieurs entreprises occidentales envisagent de s’y installer. La Turquie et ses entreprises de BTP veulent en effet être les premières à reconstruire l’Irak.

« Il ne faudrait pas que l’Europe, à l’inverse du but recherché, pousse les Turcs dans les bras de courants plus extrémistes », prévient Cengiz Aktar, docteur en économie et directeur du centre de recherche et de documentation sur l’Union européenne de l’université de Bahçesehir.
Comme en France, 2007 est une année électorale en Turquie. Élection du président de la République le 16 mai, élections législatives le 4 novembre. Nul doute que l’Europe sera au cœur des débats.

Marie-Thérèse Ferracci

raffi
Author: raffi

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