Tandis que l’État turc s’enfonce chaque jour davantage dans la dictature, la cause arménienne continue de marquer des points. Et cette année, la France a de nouveau joué un rôle important dans ses avancées. À Paris tout d’abord, avec la commémoration par la République de la cérémonie. La France avait reconnu le génocide en 2001. Elle le commémore depuis 2012 officiellement. Et cette fois-ci, fait exceptionnel, les manifestations ont rassemblé, outre Anne Hidalgo, la maire de Paris, François Hollande, le président de la République en exercice, Emmanuel Macron, son très probable successeur. C’est d’ailleurs la visite surprise à la statue de Komitas du favori de la prochaine présidentielle qui a créé l’événement. Sa photo devant le monument parisien a circulé dans le monde entier, du Times of Israel à l’Orient-le-jour en passant The Gardian et les plus grands médias nationaux. Une catastrophe pour la Turquie qui s’échine depuis tant d’années à mettre sous le boisseau le fait historique. Et une aubaine pour les militants de la cause arménienne.
L’on finit par s’y habituer : mais la participation du chef de l’Etat français à cette commémoration revêt vraiment une importance exceptionnelle. Non seulement en ce qu’elle dit de l’intégration de la communauté arménienne dans le dispositif républicain (grâce notamment au CCAF), mais aussi en ce qu’elle porte comme charge politique contre le négationnisme. Il est fini le temps où les Arméniens se souvenaient seuls de leur un million et demi de morts, en catimini, dans l’indifférence générale. L’annonce de François Hollande d’instaurer une semaine de recherche dans les écoles françaises “ sur les génocides, les crimes contre l’humanité et les crimes de masse “ qui débutera symboliquement chaque 24 avril, montre l’étendue du chemin parcouru. N’est-il pas très significatif également, du point de vue des avancées politiques, que la plus haute autorité de l’Etat français souhaite que les générations en formation réfléchissent “ sur les violences extrêmes, à travers notamment l’exemple du génocide arménien » ? Pour un crime contre l’humanité dont la caractéristique était d’avoir été si longtemps occulté, n’est-il pas particulièrement appréciable que cette mesure vise à apporter, selon les mots même du président, « une nouvelle pierre à la lutte contre l’oubli, pour la vérité et la justice » ? Idem, concernant l’autre annonce de François Hollande : celle relative à la création d’une commission des archives judiciaires du génocide arménien, qui sera dirigée par Raymond Kevorkian. Des initiatives qui s’inscrivent dans le droit fil du colloque international organisé en 2015 par « Conseil scientifique international pour l’étude du génocide des Arméniens » (CSI) placé sous le haut patronage de François Hollande. Tout cela peut sembler aujourd’hui évident, couler de source. Ce serait faire peu de cas du rôle fondamental qu’a joué dans ces réalisations l’existence de cet interlocuteur unique de la communauté auprès des pouvoirs publics qu’est le CCAF.
Last but not least, il faut ajouter à l’événement national qui s’est déroulé à Paris, les dizaines de manifestations qui ont eu lieu cette année dans de nombreuses villes de France, en présence des maires et des élus. Ce véritable maillage commémoratif du territoire, partout où il y a des Arméniens, participe lui aussi du résultat. De même la mobilisation des deux plus grandes villes du pays que sont Lyon et Marseille avec l’implication active de Gérard Collomb et de Jean-Claude Gaudin et là encore sous l’impulsion du CCAF. Dans ce domaine on retiendra la « première » qu’a constituée dans la Cité Phocéenne l’inauguration d’une Place Soghomon Telhirian, du nom du justicier du génocide qui avait abattu à Berlin Talaat Pacha, le cerveau de l’entreprise d’extermination. Une initiative riche en symboles, qui, à nouveau, en dit long sur les progrès réalisés ces dernières années.
Mais, si la France a particulièrement rayonné cette année, les États-Unis n’ont pas été en reste, en particulier avec le film « The Promise », qui a réussi à franchir les obstacles dressés sur sa route par le lobby pro-Ankara. Les manuvres négationnistes pour empêcher la sortie de ce long métrage sur les écrans se sont retournés contre leurs auteurs, grâce à la mobilisation en faveur de cette superproduction hollywoodienne des plus grandes stars de la planète, de Georges Clooney à Leonardo di Caprio, de Barbara Streisand à Elton John, d’Orlando Bloom à Sylverster Stalone. Un effet boomerang à la puissance mille. Et il n’est pas jusqu’à Donald Trump qui ne se soit distingué cette année. Tenu diplomatiquement en laisse par Erdogan, le président des États-Unis d’Amérique n’a certes pas pris le risque de prononcer le mot qui fâche Ankara, mais il a dénoncé le fait historique comme « l’une des pires atrocités de masse du XXe siècle ». Une vérité qui n’a évidemment pas manqué de provoquer l’ire d’Ankara. Enfin, cerise sur le gâteau, le Parlement tchèque a choisi ce 24 avril pour procéder à la reconnaissance du génocide.
Cette conjonction d’événements positifs ne doit pas amener à crier victoire trop tôt. Nous en sommes encore loin. Mais, après des décennies de silence international imposé par l’État turc, il est clair que la dynamique s’est inversée, plaçant les autorités turques sur la défensive. En témoigne le fait qu’Erdogan, en vienne pour la troisième fois consécutive à présenter ses condoléances aux descendants des « morts“, même s’il les a bien sûr attribués aux “difficiles conditions de la Première Guerre mondiale” plutôt que d’admettre et de condamner la politique délibérée d’extermination du gouvernement ottoman. Personne n’est dupe de cet ultime stratagème qui entend noyer la vérité dans l’eau trouble d’une compassion partagée qui ferait l’amalgame entre bourreaux et victimes. Il ne fait en réalité que trahir l’isolement d’Ankara, qui cherche visiblement une porte de sortie honorable, ne voulant toujours pas comprendre que la seule issue qui le soit consisterait à enfin reconnaître les faits, à demander pardon, comme l’ont fait les intellectuels turcs, et à s’engager dans un processus de réparation, sur le modèle allemand. On en est encore loin. Mais on le sent bien, l’étau se resserre chaque jour davantage autour d’Ankara, dont la position devient de plus en plus intenable. Ces progrès, qu’il faut de temps à autre souligner, donnent tout leurs sens aux mobilisations arméniennes. À ces mille et une initiatives qui misent bout à bout finissent malgré tout par porter leurs fruits. Et à faire mûrir les conditions d’une justice qui est plus que jamais à portée de cette détermination collective unique qui, depuis cent ans, fait de chaque Arménien, où qu’il soit dans le monde, le mausolée que ses aïeux n’ont pas eu, et, partant, un combattant de la vérité.
Ara Toranian