Il est des morts de la route qui ont le grand tort de mourir, surtout lorsqu’ils sont victimes des mordus de la route.
La famille Toufanian est de ceux-là. Haïg Toufanian devra survivre à ses blessures et ses fractures, mais plus encore, au décès de son épouse, Marlène, et de leur fils Aram. Ils ont eu le malheur de revenir d’un court séjour de vacance passé dans le sud en empruntant, de nuit, là où le trafic est le moins intense et la visibilité oblige à la prudence, le chemin du retour sur Paris par la A6, la fameuse autoroute du soleil.
Et puis, à 4h30 du matin, prudemment rangé sur la file de droite, la moins exposée aux excès de vitesses, Haïg Toufanian, qui conduit sereinement, ne pourra plus rien, sa vie bascule. Le flash total qui emporte tout d’une existence en une fraction de seconde se précipite sur lui et sa famille, l’injustice totale s’oppose à lui et aux siens comme une loterie macabre : des phares ! Les phares d’une inconsciente en état d’ébriété, qui s’est engagée sur la voie d’accès à une aire de repos qu’elle croit quitter pour rejoindre le flux normal des usagers de l’autoroute, l’éblouissent ! Tout est finit.
Voilà.
Combien de fois a-t-on entendu cette histoire de contre sens ? Le contre sens même de la logique et de la pensée, qui se répète encore et encore. Le bon sens commanderait de réagir, d’imaginer, d’intégrer et puis d’agir pour que cela soit évité.
Le bon sens, c’est tout ce qui caractérise une autoroute.
Une autoroute a la particularité de n’offrir, en contrepartie de la grande vitesse qu’elle autorise, qu’un seul sens de circulation. On y rentre par la gauche et on en sort par la droite. Plus on fréquente les voies de gauche, plus on progresse rapidement, plus on se rabat sur la droite, plus on ralentit jusqu’à sortir du trafic.
Il est hors de question qu’un véhicule, évoluant à l’intérieur de cet espace normalisé auquel on accède après avoir franchi un portillon payant, puisse rompre le contrat en circulant en sens inverse. Et si, en l’occurrence, ce véhicule est conduit par une personne qui a perdu toute maîtrise de ses moyens et jugements, il faut qu’un système empêche le dit véhicule d’accéder, coûte que coûte, à une voie qui lui est interdite et qui signifie la mort des autres.
Un tel système existe-t-il ? Oui.
Les postes d’entrée d’un hôpital militaire, d’une zone sécurisée, d’une base ou tout autre périmètre protégé, se dotent de herses anti franchissement qui se rabattent et sur lesquelles on roule, lorsqu’on est dans le bon sens, et qui demeurent bloquées et qui crèvent tout train de pneus, à qui tenterait de les franchir.
Pourquoi ne pas structurellement lier cette caractéristique sécuritaire à toute rampe d’accès qui remet en cause le fondement même d’une autoroute ?
Le coût ?
Une autoroute est payante. On y construit des guérites pour percevoir l’octroi, et ce, depuis le moyen âge ! *
Le nombre de vies enlevées, la mise en danger des autres, l’assistance à vie des survivants, les secours, les séquelles…
Non, c’est plutôt en terme de bénéfices qu’il faut raisonner en l’espèce.
Le cas de Haïg Toufanian et sa famille à jamais sacrifiée, émeut toute la communauté arménienne de France dont il faisait partie, mais il émeut bien au delà et bien malgré lui. Car Haïg Toufanian, Marlène et Aram, rejoignent désormais une plus grande communauté : celle des victimes de la route. Ce cortège-là, personne n’a envie de s’y distinguer. Et pourtant, on est condamné à le suivre.
C’est pour cela qu’en mémoire et au nom de sa famille, la communauté arménienne de France va se mobiliser pour porter à l’assemblée nationale l’arrêté dit « Toufanian » qui empêchera tout véhicule de s’engager sur une autoroute en sens inverse.
Charles Sansonetti Missakian
* …peu après, un peintre de la Renaissance, Hans Holbein, a peint dans sa toile, « Les Ambassadeurs » (1533), une sorte de forme étrange, une fantaisie, comme un graffiti qui échappe au premier regard. C’est en fait le dessin anamorphosé d’une tête de mort, bien connu des amoureux de l’art.
Si les moyens manquaient pour investir au delà de la signalétique traditionnelle, laissons donc les artistes s’exprimer, car ce principe optique d’anamorphose est adopté depuis dans la signalisation horizontale sur nos routes et consiste à allonger exagérément les indications (vitesse, fléchage, etc…) que l’on inscrit à même le macadam.
On pourrait imaginer la tête de mort anamorphosée d’Holbein, reproduite à l’aide de pochoirs et en peintures fluorescentes, apposée sur toutes les rampes d’accès, et dont la révélation ne serait possible, qu’en sens inverse…de la vie.