« Mozart et le Génocide Arménien » par Tom Segev

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Le 22 août 1939, quelques jours seulement avant que n’éclate la Seconde Guerre Mondiale, Adolf Hitler tenait une réunion avec ses généraux. Alors qu’il leur expliquait pourquoi il avait décidé d’attaquer la Pologne, il leur assura que le monde ne bougerait pas : « qui, après tout, parle aujourd’hui de l’annihilation des Arméniens ? » justifiait Hitler. Cette phrase a été citée on ne sait combien de fois comme une preuve évidente que le Génocide Arménien fut une sorte de « répétition générale » pour l’annihilation des Juifs d’Europe. Ces mots sont gravés sur l’un des murs du Musée de l’Holocauste à Washington.

Près de 1,5 million d’Arméniens ont été tués par les Turcs pendant la Première Guerre Mondiale. C’était un génocide ; cependant, il y a un doute sur la provenance de la citation attribuée à Hitler. Elle est rapportée par un célèbre journaliste américain, Louis Lochner, un reporter d’ Associated Press en Allemagne nazie, et lauréat du prix Pulitzer. Lochner fit mention du discours de Hitler dans un livre publié en 1942. Après la guerre, Lochner remit une version du discours au procureur américain des procès de Nuremberg. Le procureur n’en fut pas satisfait, car la source du texte ne lui était pas donnée, pas plus que les circonstances dans lesquelles il fut remis au journaliste. Il dépêcha ses collaborateurs pour rechercher la version officielle.

Il apparut que ce jour-là, Hitler fit deux discours dont les Américains s’efforcèrent de mettre à jour la version officielle : le passage relatif au massacre des Arméniens n’apparaît dans aucune. La version dont Lochner s’était procuré était apparemment un mélange des deux. L’accusation de Nuremberg décida de ne pas faire état de la version du journaliste devant le Tribunal, mais fit en sorte qu’elle soit diffusée dans la presse. A l’audience, prétendant qu’elle s’était produite fortuitement, le procureur exprima ses regrets pour cette fuite. En tous les cas, c’est ainsi que la citation entra dans l’héritage de l’holocauste des Arméniens.

La Turquie, bien sûr, nie qu’il y eut un génocide arménien, et a rappelé la semaine passée son ambassadeur à Washington après que la Commission des Affaires Etrangères de la Chambre des Représentants ait approuvé la résolution appelant génocide le massacre des Arméniens. C’est ainsi que l’histoire a le pouvoir de faire l’histoire : la négation de l’holocauste arménien est enracinée dans les obsessions turques relatives à son identité d’état- nation moderne. Bien que la position des Turcs soit par conséquent compréhensible, il ne faut pas la défendre. Malheureusement, Israël s’est sortie elle-même du nombre des nations dont la voix doit être écoutée, s’agissant des questions liées à la violation des Droits de l’Homme ; ses intérêts militaires et autres conduisent même Israël à prêter la main à la dissimulation du Génocide Arménien. Les Turcs placent les Juifs, et Israël, au centre de cette affaire.
La semaine passée, le ministre des affaires étrangères turc est venu en Israël et y a fait appel pour empêcher l’adoption par le Congrès U S de la décision de la Commission des Affaires Etrangères ; tout le monde sait, après tout, que les Juifs contrôlent le monde, et le Congrès des Etats-Unis. Entre temps, les Turcs font d’autres menaces : la décision du Congrès pourrait exposer les Juifs de Turquie à des risques. Cette menace vexante est tout autant méprisable que la négation du Génocide Arménien lui-même, et ne sert qu’à renforcer les gens dignes de foi lorsqu’ils exigent de la Turquie qu’elle apprenne enfin à regarder dans le miroir. Les Allemands l’ont fait ; cela a été d’abord très douloureux, mais à la fin, cela en valait la peine.

Qui donc a trompé Werfel ?

Le ministre des affaires étrangères turc prétend que ce ne sont pas les Arméniens, mais les Turcs eux-mêmes qui furent les vraies victimes. Une brochure spéciale publiée par les Turcs dit que les Grecs, les Russes et autres Chrétiens, dont les Arméniens, menacèrent la sécurité de la Turquie et aussi tuèrent beaucoup de Turcs, et qu’ainsi qu’il n’y avait d’autre choix que de déplacer les populations arméniennes. Le ministre des affaires étrangères turc tient l’occupation de la Palestine par les Anglais parmi les méfaits du monde chrétien. Les armées du Général Allenby entrèrent dans Jérusalem quelques semaines après la publication de la Déclaration Balfour, il y a 90 ans, et sont désignées comme des combattants au service des idées sionistes. Le ministre donne l’impression qu’il déplore encore la perte de Jérusalem, bien que, comme tout le monde le sait, la Turquie ne demande pas que la ville soit restituée.

Le ministre des affaires étrangères turc attribue le « mensonge » du massacre des Arméniens à deux Juifs- Henri Morgenthau et Franz Werfel. Morgenthau était ambassadeur des Etats-Unis en Turquie, et beaucoup de ce que le monde sait sur le Génocide Arménien est dû au livre que l’ambassadeur écrivit de retour chez lui. Le ministre des affaires étrangères turc est soucieux de ne pas faire mention de Morgenthau comme Juif ; il ne fait que le décrire comme un ridicule propagandiste.

Concernant Werfel, le ministre des affaires étrangères turc écrit qu’il est l’auteur d’un livre titré « Les Quarante Jours de Mussa Dagh » mais qu’il ne s’agissait que d’une nouvelle qui ne peut guère plus nous apprendre que le film « Amadeus » peut le faire sur le compositeur Saliéri. Dans ce rapprochement, les Arméniens sont Mozart et les Turcs sont Saliéri, et pas plus que Saliéri n’a tué Mozart, les Turcs n’ont pas massacré les Arméniens. En cela, le ministre des affaires étrangères offre une petite exclusivité : peu avant sa mort, Werfel réalisa qu’il avait été trompé, et il regretta « Mussa Dagh ». Cette révélation est attribuée à l’un des amis de Werfel, et le ministre des affaires étrangères se donne la peine de noter : l’homme était un Juif Espagnol nommé Abraham Sabar. Puis arrive l’argument décisif : « si les Arméniens furent victimes d’un génocide, comment se fait-il qu’il y ait autant d’Arméniens encore vivants aujourd’hui, et en Turquie y compris ? »

Comme le font les pays qui s’efforcent de justifier les crimes de guerre, la brochure publiée par le ministre des affaires étrangères de Turquie oscille entre négation et justification jusqu’à ce qu’elle en vienne finalement à l’inévitable : l’admission partielle. Nous ne l’avons pas fait, nous l’avons fait pour des raisons de sécurité ; oui, il y eut des exceptions, mais les criminels furent jugés et punis. Selon le ministre, au moins 1397 personnes furent condamnées, et certaines d’entres elles furent exécutées. Les comptes, à présent : si chacune d’entre elles avait massacré juste 10 Arméniens, cela ferait un total d’environ 13 000. Encore faudrait-il supposer qu’en Turquie quelqu’un ne soit pas puni pour juste 10 Arméniens morts ? Et de toutes façons, toutes les « exceptions » n’ont pas fait l’objet d’un jugement. Admettons qu’un seul criminel sur cinq ait été déclaré coupable (faisant un total de 6 985) ; et que chacun d’entre eux ait massacré en moyenne 200 Arméniens, alors vous pourriez vous approcher de 1,5 million – exceptions, bien sûr, exceptions.

Ha’aretz, Israël – 18 octobre 2007

Traduction : Gilbert Béguian

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Author: raffi

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