« Nous devons modifier la structure de notre économie »

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Après une décroissance de 7,5 % en 2020, suite à la pandémie et à la guerre, la situation s’améliore. La reprise est là. L’économie a tenu, certes, mais elle a besoin d’une transformation radicale. C’est l’avis d’Armen Ktoyan, économiste et directeur de la chaire des statistiques de l’Université d’Erevan.

Nouvelles d’Arménie Magazine : Comment l’économie arménienne a-t-elle fait face au double choc de la guerre et de la pandémie ?
Arman Ktoyan : La reprise actuelle est portée par différents canaux. Ce rebond a été rendu possible grâce à l’industrie minière, aux transferts de fonds en provenance de l’étranger, aux dépenses budgétaires, aux programmes réalisés par l’État, aux plans d’investissements étrangers, etc. Rappelons aussi le rôle essentiel des aides d’État aux entreprises leur permettant d’amortir les effets de la crise et, bien sûr, les investissements de l’Union européenne, qui constituent un levier considérable dans le processus de reprise. Le volume de la production industrielle a crû d’1 % durant la période janvier-octobre 2021. Cela est dû principalement à l’industrie minière qui, à elle seule, a enregistré une hausse de 3 % au cours des 9 premiers mois de l’année. Cette croissance de la production minière est aussi assurée grâce à la hausse des cours mondiaux du cuivre. Actuellement, le problème principal est le financement. Il faut que nous soyons capables d’attirer des capitaux étrangers. En 2020, nous avons connu un déficit budgétaire record de plus de 330 milliards de drams (610 millions d’euros). Nous avons enregistré, par rapport à 2019, 80 milliards de drams (150 millions d’euros) de recettes en moins, alors que nos dépenses ont augmenté de 250 milliards (460 millions d’euros). La baisse la plus importante a été constatée dans le secteur du bâtiment : -10 % environ. Les chantiers financés par des particuliers, ont chuté de 35 %. Les secteurs du commerce et des services ont aussi souffert en raison de la baisse de l’offre et de la demande.

NAM : Les opposants au gouvernement martèlent que le rythme de la croissance reste faible.
A. K. : Mais notre économie aurait-elle pu croître maintenant ? Nous avons vécu une guerre ! L’économie aurait pu ne pas se relever, il aurait pu y avoir une instabilité politique. Il n’est pas possible de réformer l’économie d’un pays en un an. La notion de « structures économiques » consiste à identifier le rôle et la place de chaque secteur dans le développement économique. Nous avons une structure économique inefficace et non compétitive qui a du mal à résister aux chocs exogènes. L’actuel modèle, qui change progressivement, n’est pas capable de faire face à ces chocs. Lors de la crise mondiale de 2007-2008, l’Arménie avait enregistré un taux de décroissance parmi les plus forts au monde : – 14 %. À l’époque nous n’étions pas en guerre ! En 2008, l’économie arménienne a subi une contraction bien plus importante qu’aujourd’hui. Il faut comparer les 14 % de baisse de 2008 au 7,5 % de 2020. Certains affirment que dans les années 2000, le pays connaissait une croissance à deux chiffres. Mais à l’époque l’économie de l’Arménie était plus petite. Le PIB était de 2 milliards de dollars. Lorsque l’économie est de taille réduite, il est même possible d’assurer une croissance à deux chiffres grâce aux seuls transferts extérieurs. Par exemple, lorsque Kirk Kerkorian investissait 200 millions de dollars, les autorités en utilisaient une partie pour réaliser des chantiers, elles en détournaient une autre à leur profit, mais on assurait malgré tout une croissance de 10 %. Cela est aussi valable pour les transferts faits par les citoyens partis travailler à l’étranger et qui envoient d’argent à leurs familles restées au pays. Ces transferts totalisaient 1 milliard de drams (environ 2 millions d’euros) à l’époque ; ce chiffre est resté identique aujourd’hui aussi. Sauf qu’à l’époque ce montant constituait 50 % de l’économie entière, alors qu’aujourd’hui ils n’en représentent que 7 à 10 %. Il est plus difficile de garantir une croissance à deux chiffres, lorsque l’économie est plus développée.

NAM : Vous êtes d’avis que le modèle économique de l’Arménie doit être transformé de fond en comble. Expliquez-vous ?
A. K. : Un modèle économique est bon lorsqu’il est compétitif au niveau global. Tu peux offrir au monde des matières premières, de la production ou de l’innovation. Tous les pays sont classifiés suivant ces trois modèles. L’économie de notre pays s’est développée principalement grâce à son offre de matières premières. Notre structure économique est archaïque ; elle fournit moins de rentabilité. Or, le monde préfère le modèle qui produit de la valeur ajoutée : la production alimentaire, la fabrication d’habillement, les technologies d’information, etc. Et qu’avons-nous fait ? Nous avons seulement extrait et vendu des minerais, une activité où les recettes sont étroitement dépendantes des cours mondiaux. Actuellement nous traversons une phase de transition ; nous passons du modèle d’offre de minerais à celui de production effective. Mais cette transformation demande de gros moyens et du temps. Dans les années 90, nous avons eu l’opportunité de développer et d’investir dans des secteurs innovants, mais nous avons été incapables de saisir cette occasion.

NAM : Le potentiel humain n’est pas pleinement exploité non plus.
A. K. : Pour être efficace, nous devons disposer d’un système éducatif et scientifique avancé. Nous avons des talents, mais sommes incapables de les garder. Parce que le secteur de l’innovation est sous-développé. Il y a innovation lorsqu’un entrepreneur passe commande au scientifique, pour qu’il l’aide à gagner dans la compétition du marché. Cela ne se produit pas en Arménie faute d’un environnement concurrentiel. Booster le niveau scientifique est une urgence absolue.

NAM : Oui, mais pour changer de modèle économique il faut attirer les capitaux. Où en sont les investissements directs étrangers (IDE) ?
A. K. : Le volume des investissements étrangers en Arménie est extrêmement bas. Les IDE dans notre pays sont en baisse depuis 2009. Pour quelle raison un étranger devrait-il venir investir en Arménie ? Souvent nous avons le schéma suivant : l’étranger achète nos mines et les exploite. Une fois la mine vendue, nous ne sommes plus d’aucun intérêt. Par exemple, le complexe minier de cuivre et de molybdène du Zanguézour a été vendu en 2004, et tout est terminé. D’ailleurs, l’Arménie a perdu de 400 à 500 millions de dollars dans cette transaction à cause d’un prix de vente très faible. De tels sites sont essentiels pour les pays. Ils sont d’une importance majeure pour l’économie, par conséquent, l’État doit garder une certaine influence sur eux. Les exemples ne manquent pas : l’État azerbaïdjanais a son propre fonds souverain issu de la rente pétrolière, au Chili la production du cuivre est placée sous le contrôle de l’État, etc.

NAM : Une partie de la mine d’or de Sotk est passée sous contrôle azerbaidjanais, suite à la récente défaite militaire. Quelle sera la conséquence de cette perte pour l’économie arménienne ?
A. K. : C’est, bien entendu, une grosse perte. Et dans la mesure où l’exploitant est une société privée qui verse des impôts à l’État, cela va se traduire par un manque à gagner pour les caisses publiques.

NAM : Quelles ont été les conséquences de la guerre d’Artsakh sur l’économie de l’Arménie ?
A. K. : Nous avons perdu 15 centrales électriques. L’industrie agricole a également encaissé des pertes. L’Artsakh fournissait à l’Arménie 30 à 40 % de ses besoins en céréales. Cependant, il faut reconnaître que la plupart des terres qui se trouvaient sous notre contrôle jusqu’à la guerre, n’étaient pas exploitées. Le même problème existe en Arménie : 30 % des 450 000 hectares de terres arables ne sont pas exploités. Environ 270 000 exploitations agricoles opèrent sur ces terres. Cela signifie que chaque exploitation cultive environ 1-1,2 hectare de terre. C’est un vrai problème et on ne peut pas parler d’une véritable industrie agricole. Cette question n’a jamais été traitée par le passé. Pourquoi ? Parce que les anciens responsables du pays sont de gros propriétaires terriens. Il y avait un monopole. Un des ex-gouverneurs de la région de Chirak possède 600 hectares de terres. Il les a achetés parcelle après parcelle, il les a mis en location, ce qui lui assure un revenu annuel d’environ 60 millions de drams (environ 110 000 euros). Comment aurait-il pu développer une agriculture efficace ? Toujours dans la région de Chirak, il existe des terres réservées qui sont destinées aux familles qui s’agrandissent. Pour chaque naissance, la commune doit offrir une parcelle. Mais cette règle n’a pas été respectée. Ils se sont partagé ces terres. Et les anciens fonctionnaires de haut et de moyen niveau ont joué un rôle essentiel dans ces transactions. Il était question de corruption de grande ampleur. Les paysans devaient affronter des difficultés insurmontables. Ce n’est qu’au cours de ces dernières années que de nouvelles technologies ont été introduites et que la transformation du modèle économique s’est mise en marche.

NAM : Quels résultats ont donné les réformes fiscales du gouvernement Pachinian ?
A. K. : En 2018-2019, les réserves en devises avaient atteint un niveau assez élevé : environ 3 milliards de dollars. De sérieuses réformes juridiques ont été réalisées en faveur du milieu des affaires. Les services fiscaux ont cessé leur « terreur ». Les gens ont commencé à respirer librement. Les entrepreneurs racontent que dans le passé, ils savaient quel montant ils devaient verser chaque année à tel ou tel fonctionnaire. Le fisc réclamait des sommes plus élevées que prévu. À présent, cette « terreur » n’existe plus. Pour la seule année 2019, l’État a rendu aux entreprises 157 milliards de drams (environ 300 millions de dollars) de trop-perçus. Cet argent a été réinjecté dans l’économie. Les entrepreneurs ont donc disposé d’une réserve qui leur a permis de traverser moins péniblement la crise de 2020-2021.

NAM : Quels sont les points forts de notre économie ?
A. K. : Aujourd’hui, les filières les plus rentables sont celles qui ont un marché, comme par exemple l’industrie alimentaire. Nous enregistrons une croissance dans le secteur des nouvelles technologies, mais là aussi, comme dans l’ensemble des secteurs, nous avons une pénurie de cadres. Actuellement nous remarquons un potentiel dans l’ensemble des secteurs. Le principal gage d’une économie compétitive est de ne pas se baser uniquement sur le développement d’une seule activité.
L’Arménie a cependant des ressources sous-exploitées. Si nous arrivons à les exploiter nous en tirerons bien entendu des profits majeurs. Il faut contrebalancer les minerais par du capital humain.

NAM : Quelle influence le déblocage des voies de communication régionales peut-elle avoir sur l’économie de l’Arménie ?
A. K. : Elle entraînera une baisse des coûts de fabrication. Or, aujourd’hui nous avons une inflation élevée. Les dépenses de transport représentent 30 % du prix des céréales importées en Arménie. Le déblocus réduira le coût des importations et des exportations. Si nous sommes capables d’utiliser les voies ferrées au lieu du transport routier, et d’emprunter des voies plus courtes pour acheminer les marchandises, nous pourrons réduire de 40 à 50 % les dépenses de transport. Les frais généraux des entreprises se réduiront de 17 milliards de drams (32 millions d’euros). Ce qui automatiquement se traduira par une baisse des prix des biens. Le blocus est un véritable frein. Il empêche la réalisation de nombreuses transactions.

NAM : Faut-il craindre un afflux de capitaux turcs en Arménie ? Certains y voient un véritable danger pour notre souveraineté ?
A. K. : Les nôtres ont déjà bradé tout ce que nous possédions. La moitié des investissements sont réalisés par des capitaux russes. Que peut faire la Turquie ? Construire un hôtel ? Peut-on l’appeler expansionnisme économique ? Le secteur énergétique de l’Arménie est déjà entre les mains des Russes ; nos secteurs stratégiques sont déjà pris ; ils sont tous gérés par des entreprises russes. Donc, il n’y a rien à craindre du côté des capitaux turcs.

NAM : Quelles sont vos prévisions pour l’année prochaine ?
A. K. : Aujourd’hui notre objectif principal est d’assurer une reprise qui permette le retour de l’économie à son niveau d’avant la crise. Les prévisions sur la date à laquelle on y parviendra diffèrent. La Banque mondiale parle de mi-2022. On remarque une lente mais constante reprise dans les secteurs des services, du commerce, de l’industrie et du bâtiment.
Pour l’année prochaine, je pense qu’une croissance de 6 ou 7 % devrait être assurée. À mon avis il ne faut pas se focaliser sur les taux de croissance, mais plutôt sur les processus que nous devons engager afin de développer notre économie. Nous devons nous projeter sur les 10 prochaines années. Si nous ne modifions pas la structure de notre économie, si nous nous concentrons sur les problèmes à court terme, nous n’obtiendrons rien.

Propos recueillis par Gagik Aghbalyan
Traduit de l’arménien par H.Kéchichian

La rédaction
Author: La rédaction

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