Pachinian doit-il démissionner ?

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Dès l’accord de cessez-le-feu, en novembre 2020, à l’instigation de trois partis politiques arméniens, Arménie Prospère, le Parti de la Patrie et la FRA-Dashnaktsutyun, la foule est descendue dans les rues de Erevan pour demander la démission du premier ministre Nikol Pachinian. Depuis, si les Erevantsis sont rentrés dans leur foyer, aspirés par leurs préoccupations d’après-guerre, il n’en reste pas moins vrai que la question se pose toujours, autant, d’ailleurs, en Arménie qu’en Diaspora.
Où qu’elle soit soulevée, la question du retrait de Pachinian de la direction des affaires pose un double problème. En effet, son départ éventuel aurait pour corollaire deux questions subsidiaires : celle de son successeur et celle des modalités de sa succession.
En effet, s’il lui faut un remplaçant, où le trouver ? Il serait paradoxal qu’il provienne du même parti que Pachinian, ce qui obligerait son successeur à suivre, peu ou prou, la même politique que son chef. Les partis qui ont demandé sa démission ne l’ont pas fait pour mettre au pouvoir son clone. Si donc successeur il doit y avoir, il doit nécessairement émaner de l’opposition. Or souvenons-nous du résultat des élections législatives de décembre 2018 : « Mon Pas », le parti de Pachinian a obtenu la majorité absolue avec 88 sièges sur 132, grâce à 70% des voix ; « Arménie Prospére » de Gagik Tsaroukian est arrivé en second avec 28 sièges et 8,26 % des voix, tandis que « Arménie Lumineuse » de Edmond Marukhian a occupé la 3ème place avec 18 sièges avec 6,4% des voix, laissant derrière lui le Parti Républicain, anciennement au pouvoir, avec 0 sièges et moins de 5% des voix, et son alliée de la fameuse époque Kotcharian-Sarkissian, la FRA-Dashnaktsutiun, gratifiée de 0 sièges du fait de ses 3,88 %. En l’état, quand bien même l’opposition parlementaire formerait une union sacrée, elle ne disposerait que d’un tiers des élus pour détrôner Pachinian. Ce qui est largement insuffisant pour asseoir durablement la légitimité du nouveau premier ministre.
L’opposition est certes minoritaire à l’Assemblée, dira-t-on, mais elle est majoritaire dans l’opinion publique ! A voir. En effet, jusqu’ici, le seul critère objectif pour en juger est le scrutin législatif de décembre 2018. A lui seul, le parti de Pachinian a réuni 70.42% des bulletins. Les onze partis restants se sont donc répartis les 29,58% des voix, sachant que 7 d’entre eux n’ont pas dépassé les 2%. Moins d’un tiers de l’électorat pour soutien populaire, voilà qui tient tous ces micro-partis coalisés bien loin de la représentativité nécessaire au remplacement de l’actuel premier ministre. Ce ne serait pas le moindre paradoxe que ceux qui réclament le départ de Pachinian veuille le faire en rejetant la règle de la majorité qui est le principe-pivot de la démocratie qui leur a permis d’être parlementaires.
Un autre paradoxe, pas moins étonnant, est d’entendre des partis politiques qui ne siègent pas au Parlement demander le remplacement du Premier ministre, alors que leur score populaire rend leur participation à une coalition pour le moins problématique. Car, à supposer que ces micro-partis forment une sorte de coalition pour prendre le pouvoir, la règle voudrait que chacun d’eux participe au gouvernement à proportion de sa surface électorale. Ainsi, par exemple, dans cet hypothétique gouvernement de coalition, le Parti Dachnak devrait obtenir des postes de responsabilité à proportion de ses suffrages, soit 3,88% des 21 postes ministériels du gouvernement, c’est-à-dire dans les faits, 0,8 % d’un portefeuille. A respecter le principe démocratique de la représentativité, la FRA obtiendrait donc un peu moins qu’un secrétariat d’Etat, ce qui est bien peu quand on se donne pour vocation historique de diriger le destin de l’Arménie et de la Diaspora réunies.
Aussi, le seul moyen de savoir si Pachinian et son parti sont désapprouvés est d’en appeler à la volonté populaire par de nouvelles élections législatives. Or il convient de noter ici que les partis d’opposition susdits, dont le scrutin de 2018, on l’a dit, a permis de mesurer l’exacte popularité, se sont bien gardés de demander une consultation électorale. Envoyer la foule saccager les bureaux du Parlement et tabasser son président est bien plus pratique et expéditif que faire appel dans le calme à un bulletin de vote réfléchi. Ce qui est très compréhensible, car le temps est encore présent dans toutes les mémoires où les principaux partis hostiles à Pachinian, Arménie Prospère, le Parti Républicain et le Parti Dashnak, s’alliaient en union sacrée au sein des gouvernements Kotcharian et Sarkissian, dont on sait le rôle dans l’état de putréfaction politique, sociale et militaire, notoire et délibéré, où a été plongé l’Arménie entre 1998 à 2018, pendant vingt ans. Les Arméniens, comme tous les peuples, ont peut-être la mémoire courte, mais ils ne sont pas tous amnésiques.
En France même, pour nous rappeler cette sordide collusion d’intérêt des anciens partis au pouvoir, il suffit de constater que les premiers à demander la démission de Pachinian ont été aussi les premiers à être décorés par son prédécesseur Serge Sarkissian, pour bon et loyaux services. Manière de montrer qu’en dépit de cette défaite dont ils sont en très grande partie complices et donc coresponsables, il reste encore des dirigeants de parti en Diaspora pour rêver à la démocratie d’hier pour l’Arménie de demain. Sans doute, afin de signaler leur existence, leur manque-t-il encore quelques clinquantes décorations pour compenser le désaveu des électeurs.
On a cru un temps que la défaite de 2020 allait faire oublier ces vingt ans d’ignoble partage du gâteau populaire, de gabegie publique et de corruption organisée. Ce fut le contraire. La guerre a mis en évidence l’absence continue et délibérée d’une politique de défense, elle a révélé les tranchées laissées à l’abandon, le sous-équipement des soldats, l’armement périmé au regard de ceux de l’adversaire, la carence de la réflexion stratégique où, pendant deux décennies, on a fermé les yeux devant le surarmement continu de l’ennemi en faisant croire aux vertus supérieures de la kalachnikov face aux drones à visée électronique. A l’heure où l’ennemi disposait de vision infrarouge satellitaire, nos soldats ne disposaient même pas de lunettes à vision de nuit, pourtant disponibles dans le commerce comme article de chasse.
Entre le moment où Pachinian a été nommé premier ministre et le déclenchement de la guerre, il s’est passé exactement 863 jours. Trop peu pour en faire le bouc émissaire de vingt ans d’incurie. Trop peu pour faire oublier qui est responsable de quoi. On comprend ainsi mieux pourquoi ceux qui sont si prompts à demander la démission du premier ministre le sont si peu pour réclamer des élections transparentes. Ce qu’il y avait d’abject dans ces appels à la démission de Pachinian est qu’ils visaient moins à donner à l’Arménie en larmes un espoir de renaissance et un leader crédible qu’à surfer sur l’émotion du peuple pleurant ses morts pour prendre leur revanche sur celui qui a ramené la démocratie en Arménie, porté par un mouvement populaire qui, après deux décennies d’incompétence, de cupidité et de mépris du peuple, les a balayés du pouvoir.
Des élections anticipées auront lieu, fatalement. Le président Armen Sarkissian les a demandés, le peuple les attend, Pachinian les accordera. Qu’il les perde, peut-être. Qu’il soit remplacé ? Pourquoi pas. C’est la règle de la démocratie. Mais en appelant le peuple à se prononcer dans les urnes dans le calme et en pleine responsabilité, il n’aura pas été de ceux qui auront tenté, en le poussant à des actes de violence indignes, de transformer aux yeux du monde le peuple arménien en populace. Quel que soit le verdict des urnes, il restera celui qui, en appelant les électeurs à se prononcer dans la paix sociale en pleine conscience de leurs droits, aura laissé de l’Arménie et des Arméniens l’image d’une nation responsable, digne et démocratique.

René Dzagoyan

La rédaction
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