par Henri Tincq
LE MONDE | 25.11.06 | 13h19 Mis à jour le 25.11.06 | 13h19
C’est dans des rues désertes à Istanbul qu’un pape, Jean Paul II, s’était rendu pour la première fois en Turquie, invité par le patriarche de Constantinople, primat de la chrétienté orthodoxe. Ce 28 novembre 1979, l’opinion musulmane était restée parfaitement indifférente à ce voyage. Pourtant, deux jours plus tôt, Mehmet Ali Agça, jeune terroriste turc des Loups gris, avait menacé, dix-huit mois avant son geste, de tuer le pape… Vingt-sept ans après, jour pour jour, Benoît XVI s’envole à son tour pour Ankara et Istanbul, à l’invitation du patriarche Bartholomée. Mais d’indifférentes en 1979, les rues turques risquent cette fois d’être franchement hostiles.
Le terrain est miné pour trois raisons. La première est le souvenir de la polémique provoquée par le discours du pape à Ratisbonne (Allemagne) le 12 septembre. Les pays d’islam traditionnel, comme le Maroc, l’Egypte ou la Turquie, n’avaient pas été les derniers à s’enflammer. Ensuite, depuis des déclarations de septembre 2004 (« Historiquement et culturellement, la Turquie a peu de choses en commun avec l’Europe »), l’ex-cardinal Ratzinger est précédé à Ankara d’une réputation d’adversaire de l’adhésion. Enfin, si le patriarcat de Constantinople, à la différence de celui de Moscou, reste l’allié le mieux disposé des catholiques, le monde orthodoxe fragilisé retrouve de vieux réflexes antiromains. « C’est le retour du mythe du Grand Inquisiteur de Dostoïevski », observe François Thual.
Après le discours de Ratisbonne qui mettait en cause les risques de violence à l’intérieur de l’islam, Benoît XVI ne s’est pas excusé, comme l’avait réclamé la rue musulmane et comme les nationalistes islamistes en Turquie lui en font encore grief. On doute que le pape cède demain à leurs pressions. Et l’absence d’Ankara, le jour de son arrivée, du premier ministre Recep Tayyip Erdogan et du ministre des affaires étrangères, Abdullah Gül, n’est pas sans rapport avec la proximité des élections turques de 2007, où la poussée des islamistes risque à nouveau de se manifester.
A Rome, on admet que ce discours fut une « gaffe », mais le pape a depuis prononcé des paroles de contrition sans précédent dans l’histoire. Et il a eu le mérite de rouvrir le débat sur la foi et la raison et les germes de violence propres à toute religion. Des intellectuels musulmans s’en emparent. Ils se disent dépossédés, par leurs intégristes, de cet héritage de la raison grecque que l’islam (le philosophe Averroès) avait pourtant transmis à la chrétienté médiévale. Pour eux, rouvrir les portes de l’ijtihad, c’est-à-dire la voie de l’interprétation des textes sacrés, n’est plus un sujet tabou. A l’université Saint-Joseph (jésuite) de Beyrouth, un colloque vient de se tenir sur la foi et la raison avec la participation de chiites. Rien dans le Coran, a-t-il été rappelé, ne peut justifier l’action des poseurs de bombes. A Tunis, une assemblée réunira aussi bientôt sur le même thème des chercheurs juifs, chrétiens et musulmans.
Le voyage du pape en Turquie est donc à la fois un risque et une chance. Un risque d’aggravation des tensions si Benoît XVI tient des propos à nouveau jugés provocants ou si les islamistes nationalistes manifestent leur impatience. Mais une chance aussi de compréhension nouvelle entre le christianisme et l’islam dans un pays musulman sécularisé, dont l’expérience historique du XXe siècle a montré qu’il était, malgré les crises et la répression, soluble dans la démocratie (musclée) et la laïcité.
Ce pari est loin d’être gagné, tant la Turquie reste une poudrière. Elle est le berceau des pires fractures ethnico-religieuses de l’histoire. C’est à Constantinople que la chrétienté a volé en éclats au XIe siècle, divisée entre latins et byzantins. Leurs haines recuites ont abouti au sac de Constantinople en avril 1204, encore présent dans toutes les mémoires orientales. En 1453, Constantinople, la deuxième Rome, chutait sous les coups de l’ennemi musulman, dont la menace se répandit jusqu’à Vienne. Et la mémoire de pays comme la Grèce, la Serbie, la Roumanie reste marquée par le souvenir du joug ottoman cinq fois centenaire. Aujourd’hui encore, dans la Turquie laïque, les chrétiens grecs orthodoxes, arméniens, syriaques, chaldéens sont réduits à l’état d’infimes minorités, sans statut et marginalisées. Elles vivent dans un climat d’insécurité. Un prêtre a été tué à Trabizonde dans le climat passionnel créé par l’affaire des caricatures de Mahomet.
L’ISLAM, L’ORTHODOXIE, L’EUROPE
La mémoire musulmane est aussi « ruisselante de sang » (François Thual), traversée par les épisodes de conflits séculaires avec l’Europe chrétienne, par les expulsions massives des populations balkaniques et caucasiennes lors des guerres de « libération » du XIXe siècle dans l’empire ottoman en voie de décomposition. Elle a souffert de la brutalité de la laïcisation opérée au début du XXe par Mustapha Kemal, pour qui tous les malheurs de l’empire étaient à mettre au débit de l’islam. La Turquie des sultans ottomans est devenue en peu de temps un Etat-nation de type laïque, n’ayant rien à envier à son modèle français jacobin.
Les thèmes de ce voyage du pape – l’islam, l’orthodoxie, l’Europe – se confondent. La hantise de Benoît XVI est l’effondrement de la foi chrétienne en Europe. Jamais pape n’avait autant attiré l’attention du monde sur les enjeux de civilisation que sont pour lui l’affaiblissement des valeurs chrétiennes de l’Europe et sa vulnérabilité par rapport à la montée d’un islam radical. C’est la clé qui explique son combat pour la défense de l’identité chrétienne dans le Vieux Continent et la préservation du patrimoine traditionnel de l’Eglise (la messe en latin), son rejet de toute laïcité fermée, l’intransigeance de son discours sur l’islam et ses réserves sur l’entrée de la Turquie dans l’Europe. Et il vient chercher au patriarcat de Constantinople, avant celui de Moscou, le soutien du monde orthodoxe.
La Turquie sert aujourd’hui de « catharsis » à l’identité européenne, explique Nilüfer Göle, professeur à l’Institut des hautes études en sciences sociales (IHESS) de Paris : « Jamais depuis le débat sur l’adhésion de la Turquie, on n’avait autant entendu parler des valeurs communes de l’Europe. L’équation, qui était tacite entre l’Europe et une certaine identité d’origine chrétienne, est devenue explicite. » Et c’est bien ce qui inquiète les Turcs, qui s’impatientent devant l’immobilisme actuel des négociations d’adhésion. La tâche du pape en Turquie sera donc double : rassurer les minorités chrétiennes ; expliquer que l’islam et le christianisme ont un intérêt objectif à collaborer, ne serait-ce que pour défendre une certaine idée du sacré et de la transcendance en Europe. Par sa position et son histoire, la Turquie n’est-elle pas bien placée pour jouer un rôle de pont entre religions et cultures apaisées ?
HENRI TINCQ
Article paru dans l’édition du 26.11.06.