Phosphore blanc, la guerre ancrée dans la chair

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Fin octobre 2020, l’Azerbaïdjan attaquait l’Artsakh à coup de munitions chimiques. Résultat : presque 2 000 hectares de forêts calcinées et une centaine de personnes, militaires et civils, brûlés à vif. David et Alexandre*, deux soldats qui se battaient en première ligne de front, sont parmi les victimes.
Dans une petite salle d’hôpital, David (nom d’emprunt) et sa mère attendent patiemment le physiothérapeute. Tous les jours, depuis cinq mois, il se rend dans le centre des brûlés de Davtashen à Erevan. Malgré le capuchon de son sweat tiré sur la tête, les pansements sur une partie de son crâne et sur son visage sont visibles. Les doigts de David sont recroquevillés, impossible pour lui de les bouger. Des cicatrices de brûlure rouge vif recouvrent ses mains, à certains endroits la peau se délite. À d’autres, les plaies sont ouvertes, les ongles noircis. En octobre dernier, David a échappé de très peu à la mort, lorsqu’il s’est retrouvé dans une voiture militaire prise dans le piège des flammes.
Une arme chimique
« Nous étions sur la ligne de front de Fizuli (Varanda en arménien) en Artsakh, et nous avons reçu l’ordre de nous rendre à Martouni. J’étais avec un autre soldat dans la voiture, quand, sur la route, une détonation a retenti. Le véhicule a pris feu mais les portes ne s’ouvraient pas. J’ai pu sortir tant bien que mal par la fenêtre. Sur le moment, j’étais sous le choc et je n’ai pas senti la douleur immédiatement. J’ai marché à grand-peine vers le véhicule des urgences quand il est arrivé. Mes jambes avaient aussi entièrement brûlé. Pour que la douleur soit supportable, j’ai été endormi jusqu’à ce qu’on m’amène à Erevan. Je me suis réveillé au bout du troisième jour d’hospitalisation », raconte David.
La voiture dans laquelle se trouvait David a été touchée par une attaque d’armes contenant un produit chimique incandescent, lancée par l’Azerbaïdjan. David a à peine vingt ans. Au moment des faits, il faisait son service militaire, obligatoire en Arménie. Cela faisait un an et trois mois qu’il était en service lorsque la guerre a éclaté dans l’Artsakh (Karabagh) le 27 septembre 2020, après une agression perpétrée par l’Azerbaïdjan contre la petite République habitée, à l’époque, par 150 000 Arméniens. Après 44 jours de combats sanglants, un accord de cessez-le-feu entre l’Arménie, la Russie et l’Azerbaïdjan a été conclu, signant la défaite de l’Arménie. Fizuli est maintenant aux mains des forces azerbaïdjanaises ainsi que 70 % des territoires qui étaient sous le contrôle des Armé­niens. Le jeune homme fait partie des centaines de victimes présumées d’une arme chimique appelée le phosphore blanc. L’un des moyens de destruction utilisés par l’Azerbaïdjan pendant la guerre a été l’usage d’armes incendiaires. Les autorités de l’Arménie et de l’Artsakh, ainsi que les médecins sont persuadés à 90 % qu’il s’agit de phosphore blanc. Mais c’est avec un peu de prudence que ce terme est utilisé car les analyses d’échantillons se trouvent dans différents laboratoires indépendants à travers le monde et le résultat des tests n’a pas encore été dévoilé. Néanmoins, 90 % de certitude nous autorise à nommer l’arme chimique « phosphore blanc ».

La biodiversité menacée
Du 29 octobre au 31 octobre 2020, le ciel de l’Artsakh s’est illuminé après un tir de projectiles par les forces azerbaïdjanaises. S’en est suivie une pluie incandescente qui a mis le feu aux forêts des environs, calcinant sa biodiversité. Au début, les autorités arméniennes n’avaient aucune idée de ce que cela pouvait bien être. Mais les conséquences dans cette région furent désastreuses. Selon un rapport publié par les défenseurs des droits humains d’Arménie et d’Artsakh, les forêts des régions de Shahumyan, Chouchi, Kashatagh, Martakert, Askeran, Martouni et Hadrout ont été mises à feu par l’Azerbaïdjan, ce qui représente au total 1 815 hectares de biodiversité délibérément carbonisée. Pour les environnementalistes arméniens, il s’agit d’un écocide sans précédent dans la zone puisque la région est connue pour son taux d’endémisme élevé. Les forêts d’Artsakh abritent 6 000 variétés végétales, 153 sortes de mammifères, 400 espèces d’oiseaux et autres organismes vivants. Des centaines d’espèces végétales et animales trouvées en Artsakh sont répertoriées à la fois dans le Livre rouge local des espèces en voie de disparition et dans la Liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature qui leur octroie un statut de protection au niveau mondial.
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Les effets du phosphore blanc
Pendant sa combustion, la substance chimique peut atteindre des températures supérieures à 800 °C calcinant toute surface avec laquelle elle entre en contact. Malheureusement, l’Homme n’en est pas à son premier coup d’essai avec le phosphore blanc. Selon toute vraisemblance, il a été utilisé pour la première fois pendant la Première Guerre mondiale par les Britanniques. Il a également été activement utilisé au cours des dernières décennies. En 2004-2005, les forces américaines ont fait usage du phosphore blanc en Irak. Selon diverses sources, l’arme chimique a également été employée en Afghanistan, dans la guerre syrienne et dans le conflit israélo-arabe. Le docteur Fouad Reda se souvient très bien de la guerre du Liban contre Israël au début des années 2000. Ce Libanais est chirurgien esthétique et plastique à l’hôpital Slavmed d’Erevan, et cela fait deux ans qu’il vit et exerce son métier en Arménie. Lorsqu’il a entendu parler d’une substance incendiaire qui avait fait des morts et des blessés, le chirurgien a voulu apporter son aide au corps médical de l’hôpital de Davtashen. Il a été la première personne à dénoncer la cause des brûlures. À son arrivée à l’hôpital, le constat était évident pour lui ; il s’agissait de blessures dues au phosphore blanc.
« Les médecins du centre ne savaient pas ce que c’était. Je leur ai dit qu’il s’agissait de phosphore blanc. Ils étaient sceptiques et pas entièrement convaincus. Mais je leur disais : “Je sais que c’est du phosphore blanc, j’ai vu la même chose au Liban.” La substance n’est pas visible à l’œil nu mais elle marque la peau d’une manière spécifique : elle produit des trous noirs et le contour de la plaie est blanchâtre », explique le docteur Reda. Le chirurgien a fait appel à un confrère arménien vivant aux États-Unis, le docteur Raffi Barsoumian, chirurgien généraliste à New Jersey. Ce dernier a débarqué en Arménie quelques semaines plus tard avec du matériel médical qui faisait défaut à l’hôpital de Davtashen. Dans le lot, il y avait notamment un élément crucial : une lampe de Wood. « Il s’agit d’une lampe torche utilisée en dermatologie et qui permet d’examiner la peau du patient avec une lumière ultraviolette. Si la peau contient du phosphore blanc, ce dernier s’illumine d’une couleur jaune-verte. Des résidus de phosphore blanc parsemaient et s’étendaient sur la peau des centaines de soldats brûlés que nous avons examinés », poursuit le docteur.

Des blessures jamais vues en Arménie
Soigner des blessures dues au phosphore blanc demande un traitement particulier. Une fois en contact avec la peau, la substance est active dans le corps jusqu’à ce qu’elle soit entièrement absorbée par l’organisme. Cela signifie qu’elle poursuit sa combustion dans le corps jusqu’à même atteindre les os de la victime. Pour s’en débarrasser, il faut enlever toutes les parties de peau contaminées par le produit chimique et laver en profondeur les plaies avec de l’eau avant de commencer une opération de greffe de peau.
Alexandre (nom d’emprunt), 28 ans, soldat sous contrat, se trouvait dans la même voiture que David. Le jeune homme est originaire de Hadrout dans l’Artsakh, des terres qui sont maintenant sous le contrôle de l’Azerbaïdjan. Depuis son accident, il a subi quatre greffes de peau. Ses mains sont protégées par des gants de compression qui servent à prévenir l’apparition de cicatrices disgracieuses et boursouflées. « Ma peau a fondu en quelques secondes. La douleur était atroce. Les médecins m’ont injecté des antidouleur, mais cela ne faisait aucun effet. J’avais mal 24 heures sur 24. Je suis resté dans le centre des brûlés pendant 51 jours et c’est seulement au bout des derniers jours que je n’avais plus mal, » se remémore Alexandre. Ignorant la cause des brûlures, les chirurgiens du centre ont tenté plusieurs greffes de peau, seulement les résidus de phosphore toujours présents dans l’organisme, rongeaient et nécrosaient la peau nouvellement greffée. De la centaine de soldats victimes du phosphore blanc, dix ont perdu la vie. De jour comme de nuit, le personnel du centre de Davtashen a soigné, nettoyé, pansé, opéré les plaies des patients. Le docteur Nazy Barseghyan, cheffe du département des brûlés du centre de Davtashen, ainsi que ses collègues, se sont retrouvés confrontés à des cas qui, pour eux, étaient du jamais vu. « Nous avons été mis au courant de l’usage du phosphore blanc via les nouvelles dans les médias. Nous avions des doutes, car la situation clinique de nos soldats se distinguait clairement d’autres types de plaies. Non pas en termes de blessures mais en termes d’expansion exceptionnelle des brûlures sur le corps », détaille le docteur Barseghyan.

Conséquences sur le long et court terme
Les conséquences sur le court terme sont les brûlures et la destruction des tissus. Sur le long terme, cela peut engendrer des maladies de peau, une insuffisance rénale, des problèmes de foie, une infection des voies respiratoires. Cela peut également affecter le cerveau dans le cas où la personne inhale la poudre du phosphore. « Les tout premiers jours, nous avons reçu des soldats atteints de graves pneumonies. Des patients qui ont subi des brûlures plus communes ont également des pneumonies mais cette dernière se présente plus lentement, au bout de dix jours. Dans le cas du phosphore blanc, l’apparition de pneumonies est plus rapide, environ deux-trois jours et sa gravité plus sévère », confirme le docteur Barseghyan. Le physiothérapeute de David n’est toujours pas arrivé. La mère du patient, Maria (nom d’emprunt), pointe du doigt les plaies encore béantes sur les mains et le crâne de son fils. « Vous voyez ces plaies ? Cela fait cinq mois que sa peau ne cicatrise pas. Les personnes victimes de brûlures domestiques ou plus communes auraient déjà cicatrisé. Mais le phosphore lui, ralentit le processus de guérison », explique-t-elle d’une voix ferme. Des risques de cancers dans le futur sont aussi à prendre en compte. Selon le docteur Reda, de hauts taux de cancers se sont manifestés dans les régions et villages libanais touchés par des munitions de phosphore blanc. « Dans trois villages qui ont été bombardés, il y a un très haut niveau de cancer, non pas parce qu’ils ont été directement contaminés par la substance mais qu’indirectement, l’eau, la terre, tout a été contaminé par le phosphore. La zone a le plus haut taux de cancer du Liban », explique-t-il.

Comment sanctionner l’Azerbaidjan ?
Aucun traité du droit international n’évoque spécifiquement le « phosphore blanc », des « armes au phosphore blanc » ou des « munitions au phosphore blanc » comme moyen de guerre, mais plusieurs traités réglementent les munitions contenant du phosphore blanc. Cependant, en raison des effets incendiaires de la substance, les munitions qui en contiennent peuvent tomber sous le coup du Protocole III de 1980 sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi des armes incendiaires de la convention de Genève. Selon le protocole, l’usage d’armes incendiaires n’est pas interdit en temps de guerre, sur un champ de bataille dont la cible sont des combattants. Par contre, son usage sur des infrastructures civiles, sur des civils et des territoires où il n’existe pas de base militaire est interdit. Le rapport des défenseurs des droits de l’homme de l’Arménie et de l’Artsakh argumente que les territoires ciblés par l’Azerbaïdjan sont des terres habitées par des villageois arméniens. C’est cette piste-là qu’il faudrait donc creuser pour amener l’Azerbaïdjan devant la Cour européenne des droits de l’homme. Selon Levon Gevorgyan, expert en droit international et en droits de l’homme, l’affaire risque d’être compliquée. « Il y a deux manières d’approcher la question. Comment définir l’usage du phosphore blanc dans le droit international ? Est-ce une arme incendiaire ou une arme chimique ? Dans le premier cas, on se fonderait sur le Protocole III de la convention de Genève. Mais l’Azerbaïdjan n’est pas partie à ce protocole, il ne l’a pas ratifié. Dans le second cas, on se baserait sur la convention sur l’interdiction des armes chimiques (CIAC), une convention dont l’Azerbaïdjan est partie », explique Levon Gevorgyan. Pour l’expert, que les munitions utilisées par l’Azerbaïdjan soient du phosphore blanc ou non, cela ne change en rien le caractère incendiaire de la substance. « À partir des vidéos rendues publiques, il est clair que l’arme était utilisée pour brûler les forêts dans l’objectif de nettoyer le terrain forestier. Cela dépendra de l’argumentation de l’Arménie si elle décide de saisir la Cour européenne des droits de l’homme », conclut Levon Gevorgyan.

Vivre malgré tout
Pour David et Alexandre, ces événements ne sont pas encore derrière eux. Les deux jeunes hommes devront se rendre tous les jours dans le centre de réhabilitation de l’hôpital de Davtashen pendant un an. Ils devront aussi subir plusieurs interventions chirurgicales, s’ils ont de la chance, ils s’en sortiront avec une opération seulement. Quand on leur a demandé comment ils allaient, ils ont répondu qu’ils allaient bien et qu’ils n’avaient plus mal. David a confié que si ses doigts recroquevillés s’ouvraient grâce à la réhabilitation, il aimerait étudier le design web. « J’aime dessiner », dit-il avec un sourire au coin des lèvres. Alexandre, lui, devra rester en Arménie pendant son année de traitement. De toute façon, sa maison de Hadrout est perdue, « où que j’aille, ce ne sera pas chez moi », dit-il le regard triste. L’ancien soldat se voit bien retourner dans la sphère militaire mais, pour l’instant, il ne pense pas au futur, la seule chose qui compte pour lui est de se remettre sur pied. 

Ani Paitjan

La rédaction
Author: La rédaction

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