Avec Nigoghos Sarafian et Chahan Chahnour, il est l’un des éléments les plus représentatifs de ce qu’on appelle l’École de Paris, cette génération d’écrivains arméniens des années 1930, survivants de 1915, réfugiés en France, qui incarna un incontestable renouveau de la littérature arménienne, confrontée à l’exil, non pas au Moyen Orient, mais en Europe.
Cette spécificité se ressent dans leur traitement de la détresse sociale, culturelle et psychologique subie par ces émigrés pour qui l’arrivée en France, en Europe, en Occident, est un choc, provoquant une grave crise identitaire. Pas de répit. Pas de repli non plus pour ces écrivains qui s’ouvrant aux riches débats littéraires et intellectuels d’alors, affirment qu’écrire ne consiste pas à capitaliser sur son vécu en le ressassant, mais en le transformant, en le problématisant. À cette condition, la littérature permet non seulement d’explorer, dans la profondeur des âmes, les effets délétères, pervers, destructeurs de la violence génocidaire, mais aussi d’approcher au plus près le trou noir de 1915. De tous ces écrivains, Zareh Vorpouni est celui qui est allé le plus loin dans cette voie.
C’est pour cette raison sans doute qu’il est aussi le plus novateur d’entre eux, et celui qui eut le plus d’audace et de lucidité. À 20 ans, quand il arrive à Marseille, en 1922, il a déjà un nom et une réputation de jeune poète. À 22 ans, il part pour Paris et signe en 1927 son premier roman, La Tentative, dans lequel il décrit la vie difficile d’une famille d’émigrés transplantée à Marseille. « Nous devions survivre », dira-t-il pour résumer de façon lapidaire l’œuvre et la situation. La survie physique et métaphysique des rescapés de 1915, en France. Une nécessité et un devoir. Une injonction. De Constantinople à Paris, Vorpouni est devenu romancier et s’assume comme tel, même si son deuxième roman Et l’homme fut et troisième roman Le Candidat n’arrivent que quatre décennies plus tard. Entre-temps, il n’a jamais cessé d’écrire (des nouvelles, des articles) tandis que mûrissait son projet romanesque. Lequel acte tout d’abord l’impossible retour.
Ainsi, dans Le Candidat qui paraît en français dans une traduction de Marc Nichanian, le narrateur constate qu’on a beau continuer de chanter Kenank menk Sassoun (et perdurer en tant que militants révolutionnaires), force est
de constater que nous n’y sommes
pas allés, à Sassoun ! Zareh Vorpouni s’interroge sur ce décalage, l’insère dans une réflexion sur l’être et le temps, et sur l’irréversible et ses paradoxes. Si 1915 instaure une césure radicale entre avant et après, le survivant se berce d’illusions en instaurant des passerelles entre ici et là-bas, l’avant et l’après, en s’installant dans une forme de déni, qui le protège, lui permet de survivre.
Mais, en s’insensibilisant au désastre,
il devient incapable de comprendre la Catastrophe, son statut, sa stature.
Il passe à côté. Pour autant, les effets dévastateurs de 1915 se poursuivent
et prolongent dans l’exil, à son insu. Ainsi, le survivant Vahakn, dans Le Candidat, tue subitement Ziya, un étudiant turc de passage à Paris, que lui a présenté son ami Minas, survivant lui aussi. Après ce crime, il se suicide en léguant à Minas une lettre testamentaire recélant son témoignage à propos de 1915, et lui enjoignant d’écrire. Pourquoi ? Et en quoi cette injonction faite à l’autre serait-elle salutaire ou donnerait-elle sens au chaos indescriptible de la vie de ces misérables en exil ? Le désastre
n’est-il pas total ? Certes, mais, dans ce désastre, seule, l’écriture est restée invaincue ! D’où la responsabilité dont elle est investie. Attention ! Il ne s’agit pas ici de n’importe quelle forme de d’écriture, récit et narration. Impossible en effet d’écrire désormais un roman comme ceux de Raffi, impossible d’écrire comme si de rien n’était, comme si nous irons un jour à Sassoun, comme si 1915 n’avait pas eu lieu. Invaincue, la littérature témoigne, recueille la parole du témoin, transmet ; elle est en mesure de le faire au prix d’immenses efforts, en refusant la facilité (l’outrage fait aux victimes mortes) consistant à raconter 1915 comme on raconte une histoire :
« Il était une fois… » ou bien : « La Marquise sortit à cinq heures… ».
Il faut entrer dans le vif du sujet.
S’il est vrai que la littérature arménienne post-1915 s’est d’emblée emparée de la question du témoignage en pointant sa structure paradoxale, Zareh Vorpouni va au-delà. Il vise le dépassement des apories auxquelles
se sont confrontés ses prédécesseurs ou contemporains. Non content de souligner sa relation de proximité entre littérature et témoignage, il place ce dernier au cœur du processus de création romanesque, ouvrant ainsi
la réflexion sur l’amitié et le pardon.
Isabelle Kortian