De tous les accès de violence qu’a connu la vie politique arménienne depuis l’attentat au Parlement du 27 octobre 1999 jusqu’à la répression des manifestations du 1er mars 2008, la prise d’otage qui a lieu actuellement dans un poste de police d’Erevan est sans doute la plus dangereuse pour les fondements de l’État. Tout d’abord bien sûr pour des raisons de sécurité nationale. Cette entreprise arrive dans une situation de graves tensions aux frontières du pays qui inviterait, en principe, à favoriser l’union nationale plutôt qu’à exacerber les contradictions internes, pour le plus grand bonheur de l’Azerbaïdjan, de la Turquie, et de toutes les forces hostiles à l’Arménie.
Intervenant à peine deux mois et demi après la guerre des 4 jours, cette action ne se contente pas de porter atteinte à l’image de l’Arménie sur la scène internationale. Elle détourne également l’attention de la population du conflit prioritaire qui menace non seulement l’existence de la République du Haut Karabagh mais aussi celle de l’Arménie. Au moment même où la guerre peu à tout instant reprendre aux frontières, elle porte en germe un risque de déstabilisation. Une possibilité que le commando vit au contraire comme une espérance. Il l’appelle d’ailleurs sans ambages de ses voeux en escomptant catalyser à partir de son action un mouvement de masse susceptible de renverser le régime en place.
Cette stratégie revendiquée mise pour réussir sur deux atouts : d’une part l’impopularité des autorités qui sont assises sur une poudrière économico-sociale dont elles sont rendues en grande partie responsables. De l’autre, le prestige de certaines personnalités des « engagés du Sassoun », nom des preneurs d’otage, et de quelques-uns de leurs soutiens, qui sont par leur engagement passé d’authentiques héros. Ce qui tend à les sacraliser et pourrait vis-à-vis de l’opinion faire tourner à leur avantage le face à face qu’ils tentent d’instaurer avec un pouvoir à l’image largement écornée.
À ces facteurs s’ajoutent la dramaturgie de la situation qui revêt tous les ingrédients de la tragédie grecque, avec une unité d’action, une unité de temps et une unité de lieu, toutes concentrées autour de ce poste de police vers lequel tous les regards sont désormais rivés. À ce stade il s’agit donc déjà d’une victoire, du moins en terme de notoriété, pour le « Parlement fondateur » dont la renommée ne bénéficiait jusqu’à présent, malgré un activisme militant forcené, que d’une audience limitée. Mais le prix de ce pari pour le moins osé, et que d’aucuns qualifieraient d’irresponsable voire de criminel, pourrait être lourd à payer, pour l’Arménie comme pour ses auteurs.
Peut-on en effet imaginer qu’à la faveur d’un coup d’éclat de la sorte le régime cède au chantage ? Ce serait consentir non seulement à saper l’autorité de l’Etat en permettant un précédent en matière de «terrorisme», mais surtout cela équivaudrait à un suicide, puisque le commando réclame la démission du président. Le fruit est-il suffisamment mûr pour tomber dans ces conditions ? On peut en douter. D’autant que l’ensemble de la classe politique semble répugner à enfourcher une action de ce type pour renverser le pouvoir, et que la population, hormis une partie de la couche urbaine politisée qui voue Sarkissian aux gémonies, ne bouge pas pour l’instant.
Le pouvoir peut-il pour autant tenter un coup de force ? Il prendrait alors le risque de provoquer un bain de sang et de transformer les membres du commando en héros martyrs. Ce qui ne manquerait pas de créer un choc en Arménie comme en diaspora et de fragiliser encore un peu plus son avenir.
De son côté les auteurs de l’action peuvent-ils se rendre ? Ce serait probablement la solution la plus raisonnable dans un État de droit qui garantirait un procès ouvert et équitable. Les carences endémiques de la justice arménienne, pour employer un doux euphémisme, ne favorisent pas non plus cette option. Pourtant quelle autre, y compris dans cette perspective politique de lutte contre de régime qui anime « les enragés du Sassoun » ?
Les procès constituent on le sait autant de tribunes qui permettent de livrer de nouveaux combats, de faire avancer ses idées, de faire progresser sur le long terme les prises de conscience. À ce niveau d’engagement, ce n’est pas déchoir que d’en accepter le risque, mais plutôt se situer dans un combat en 15 rounds avec possibilité de victoire aux points, quand celle par KO s’avère inaccessible. En tout état de cause, ce serait laisser la porte ouverte au processus démocratique, et à ses futurs défis, en lieu et place d’une logique de radicalisation et de polarisation aux extrêmes qui pourraient amener au durcissement d’un régime, qui, quelle que soient les reproches qu’on peut lui faire, n’a pas versé jusqu’à aujourd’hui dans la dictature, qu’à Dieu ne plaise.
Puisse en tout cas cette situation dramatique, qui a déjà fait couler le sang en provoquant la mort d’un colonel de police, père de 3 enfants, ancien combattant de la guerre du Karabagh et deux blessés grave, et qui met en danger la vie d’otages innocents, ne pas déboucher sur l’irréparable.