Quelle Arménie dans la nouvelle géopolitique mondiale ? Par Franck Gaillard

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Au moment où la plupart des observateurs parlent d’une « nouvelle guerre froide » entre les États-Unis et la Chine, l’Arménie, qui traverse une épreuve mouvementée de son Histoire, subit les événements dans le Caucase tout en suivant de près l’évolution en Ukraine. Peu à peu, le monde sort du XXe siècle sans être encore entré dans une nouvelle bipolarité même si les contours d’un nouvel ordre se dessinent en passant du transatlantique à l’Indopacifique. Comment l’État arménien peut-il accompagner ce glissement vers l’Est du centre de gravité de la géopolitique mondiale ?

Ainsi, serions-nous entrés dans une nouvelle géopolitique mondiale avec l’Indopacifique comme centre de gravité. Ainsi, en l’espace de quelques années, l’épicentre du système international serait passé du transatlantique vers l’Indopacifique, à la faveur d’une rivalité croissante entre les États-Unis et la Chine, nouvelle bipolarité qui envelopperait le XXIe siècle de la même manière que la guerre froide opposant les États-Unis à l’Union Soviétique avait structuré l’ordre mondial de 1947 à 1991. Que signifie ce changement de paradigme ? Quelles sont les caractéristiques de ce nouveau système en gestation et comment l’Arménie, un État en plein doute, peut-elle appréhender ce bouleversement majeur et trouver sa place sur l’échiquier mondial… ?

Un monde en mouvement
Le bouleversement du monde se matérialise d’abord par une paresse : celle de l’Occident qui, fort de sa victoire en 1991 contre le bloc communiste, a été incapable de tirer profit de l’hyperpuissance américaine sur une scène mondiale débarrassée d’un acteur clé, l’Union soviétique. Incapables de capitaliser les dividendes de la paix victorieuse et démocratique contre le totalitarisme, les États-Unis, et dans une moindre mesure, l’Union européenne, née en 1992 lors du traité de Maastricht, ont mal redistribué les fruits de leur succès en croyant qu’il suffisait d’une poussée démocratique, d’un ancrage capitaliste et d’une coopération internationale pour asseoir une domination occidentale du monde. Les années 1990-2001 ont été celles de la paresse intellectuelle en relations internationales, croyant que l’histoire était finie et que le libéralisme l’avait emporté sur le reste du monde en transition ou en reconstruction. Les années Bush père-Clinton et Mitterrand-Chirac ont été, jusqu’au tournant des années 2000, celles de la force tranquille, l’Amérique ayant déployé sa puissance dans le Golfe en 1991 et l’Union européenne, sa puissance économique en 1992, leur capacité d’attraction faisant le reste. Rien n’a été entrepris de conséquent pour préempter le monde en gestation si ce n’est d’avoir inondé les marchés nouveaux à l’Est de produits occidentaux et d’un savoir-faire capitaliste, avec comme destination privilégiée, la Chine, marché émergent de première importance dont les Occidentaux espèrent une réforme de l’intérieur, notamment depuis l’épreuve de Tian’anmen en 1989, pour répandre leur puissance, en avertissant le régime communiste chinois que son modèle totalitaire n’allait pas tarder à vivre une épreuve aussi fatale que celle traversée par l’URSS, s’il n’entame pas les réformes nécessaires vers la libéralisation, la démocratisation.
Le bouleversement du monde est, ensuite, le résultat d’un gâchis, selon lequel la poussée de l’hyperpuissance américaine de 2001 à 2021 s’est soldée par une désillusion majeure et une accumulation de déboires. Résultat : les années 2001-2021 sont deux décennies de fiasco, dues à un interventionnisme puéril et hasardeux. Le fiasco est d’abord stratégique : le thème de la « guerre contre le terrorisme » est un non-sens car on ne fait pas la guerre contre un mode tactique, pour finale­ment s’enliser dans des guerres sans fin, génératrices de désillusions, d’effets boomerang et de perte de vitesse alors que la Chine en profite pour se renforcer et consolider ses assises. Le fiasco est aussi politique : ces guerres ont été lancées au nom des libertés en vue de propager la démocratie contre le totalitarisme. Résultat ? Les Occidentaux ont bradé leur propre démocratie, l’ont fourvoyée avec des mots qui ont fait le tour du monde : Guantanamo, Abou Ghraib… La démocratie est bafouée, ses valeurs sont contestées et finalement, la démocratie recule dans le monde, alors que la Chine répand son modèle ultralibéral d’abord dans sa région puis en Afrique, en Amérique latine et en Europe. Le fiasco est enfin idéologique, l’occidentalisme est en plein reflux, les valeurs des droits de l’homme sont moquées dans la plupart des pays ou reléguées au second rang par ceux-là mêmes qui sont censés les promouvoir : les Occidentaux sont devenus adeptes d’une diplomatie économique qui refoule la diplomatie des droits de l’homme aux oubliettes de l’Histoire. 2001-2021, vingt ans de guerre contre le terrorisme, au nom d’une supériorité déclarée de la civilisation occidentale, mais comme les puissances occidentales ont du mal à reconnaître leurs défaites, alors elles préfèrent parler de redéploiement stratégique en Asie et en Afrique : les Américains quittent, la queue entre les jambes, l’Afghanistan, les Français sont humiliés par le Mali et la succession de coups d’État dans les pays du Sahel. La fin de l’interventionnisme des Occidentaux se traduit par un cynisme sans borne de la part des gouvernants ; cynisme auprès des Kurdes, auprès des Arméniens et bientôt auprès des Ukrainiens…
Les puissances émergeantes
Le bouleversement du monde est enfin le résultat d’un big bang. Cette fin des interventions occidentales ne signifie pas la fin de l’ingérence armée. Bien au contraire. Mais cette fois-ci, elle est la marque des puissances émergentes : la Russie intervient en Géorgie, en Crimée, en Syrie et partout ailleurs, là où, à la place des forces régulières, elle délègue les questions sécuritaires à une société militaire privée, Wagner. La Turquie intervient en Syrie, en Irak, en Libye, dans le Caucase, bref sur son pourtour, à la recher­che d’un statut de puissance. L’Iran, également, fait preuve de zèle en Syrie, en Irak et au Liban, à la recherche d’un réseau d’influence. Ces interventions ne sont pas le fruit du hasard, elles relèvent d’un désengagement américain dont les origines remontent à Bush fils, puis Barack Obama avant de s’accélérer avec Donald Trump.
Ce big bang n’a pas qu’un volet militaire. Il s’opère sur des avancées de la mondialisation que l’on peut définir comme un processus favorisant l’interdépendance, la mobilité et l’inclusion. Et dans cette poussée d’intégration sociale, les sociétés civiles deviennent de plus en plus des actrices à part entière des processus de décision. Leur autonomisation, notamment dans les démocraties, pèse davantage dans l’organisation du pouvoir et l’architecture des relations internationales. Même si les gouvernements n’apprécient pas ces intrus, issus de la société civile, ils n’ont plus le choix : la stabilité des États, des régimes, des sociétés passent par l’inclusion de ses voix dans le processus de régulation internationale. Les démocraties sont à la peine, elles doivent se réinventer alors que le modèle alternatif des États illibéraux (Russie, Chine, etc.) jouit d’une réelle capacité de séduction dans le monde, puisqu’il s’agit pour eux de proposer aux individus la prospérité sans les libertés politiques fondamentales. Cette attraction du monde, qui ne relève plus de l’apanage de l’Occident, ouvre la porte à une nouvelle grammaire des relations internationales, une sorte d’entre-deux, entre l’ancien qui ne meurt toujours pas et le nouveau qui ne parvient pas à naître totalement…

Une nouvelle grammaire
Une nouvelle dialectique trouve peu à peu sa place dans l’organisation du monde et voit pousser les germes du
nouveau monde. Il s’agit d’abord d’une nouvelle rhétorique de bipolarité entre la puissance établie, les États-Unis et la puissance émergente, la Chine. À l’image d’un monde moins transatlantique et un peu plus indopacifique, ces nouvelles crispations sino-américaines ne sont pas encore d’ordre systémique – le seront-elles un jour ? – puisqu’il n’existe qu’un seul modèle économique, le capitalisme, libéral en Occident et d’État en Asie. Toute communiste qu’elle est, la Chine s’est d’ailleurs portée garante de la préservation du modèle capitaliste à Davos, il y a deux ans en pleine pandémie, lorsque Xi Jinping est venu en personne défendre la suprématie du libre-échangisme.

Cette nouvelle dialectique relève aussi d’une bataille des normes internationales. Pendant des siècles, ce sont les Occidentaux, ces scribes de l’Histoire, qui ont imposé leur écriture du grand Livre du monde et institutionnalisé un récit à la faveur de valeurs, sources de normes et de règles. Autrement dit, contrôler le monde, c’est imposer ses normes. Or, depuis l’émergence de la Chine sur la scène mondiale, ces normes occidentales devenues internationales sont contestées. Et à travers cette contestation, c’est une bataille normative entre deux conceptions du droit qui s’opposent : le droit substantif qui se fonde sur les individus (régimes démocratiques) contre le droit formel qui se fonde sur les États (régimes autoritaires). Cette lutte pour la domination des normes, donc du monde, remet un coup de lumière sur le spectre de l’Empire. De Moscou à Pékin en passant par Ankara ou Téhéran ou encore New Delhi, l’idée impériale retrouve du sens tout en sachant qu’elle risque de s’essouffler dans la durée car les sociétés ne peuvent plus accepter l’humiliation comme forme de domination, elles préfèrent largement l’humilité. La pandémie a, entre autres, particularisé la sécurité globale et la sécurité humaine au détriment de la sécurité nationale qui relève des États. Le virus s’en est pris aux humains, pas aux États. Et depuis cette épreuve propre à toute l’humanité, de plus en plus de voix s’élèvent pour affirmer que la sécurité humaine doit être la priorité de la sauvegarde de la vie. Et c’est aux États de s’adapter à cette nouvelle donne, pas à l’humanité. Le bien commun de l’humanité n’est plus seulement la paix mais c’est aussi la planète, et depuis maintenant deux ans de vie quasiment sous cloche, l’humanité a pris conscience qu’elle ne voulait plus de guerre, que les dernières interventions ont tellement usé les esprits, blessé les âmes que l’indifférence gagne le monde même si un monde en paix n’est pas un monde sans conflictualité. C’est toute la singularité de ce nouveau monde : la violence a changé de paramètre, elle n’est plus rejetée à l’extérieur de l’Empire, ni monopolisée par l’État, elle cohabite avec les sociétés. Et ces dernières doivent s’y habituer.

Partenariats plutôt qu’alliances
Cette nouvelle dialectique a un volet purement militaire : stratégie, alliance, ennemi et guerre. Pour la stratégie, le basculement du monde ne met-il pas à l’honneur la stratégie orientale de l’évitement, du contournement alors que jusqu’à maintenant, la stratégie occidentale du choc frontal l’emportait au XXe siècle ? La ruse l’emporte-t-elle sur la force ? Ulysse prend-il le dessus sur Achille ? Sun Tseu étouffe-t-il Clausewitz ? Pour les alliances, le basculement dans le nouveau monde ne se traduit-il pas par la fin des alliances au profit des partenariats ? Le déficit de confiance qui ronge l’ensemble du système international fait la part belle aux partenariats plus souples, moins sacrés que les alliances fondées sur des valeurs et des intérêts communs immuables. Le partenariat est réversible, l’alliance, elle, ne l’est pas. Même si elle bat de l’aile depuis quelques années entre la France et la Grèce contre la Turquie ou encore les États-Unis contre la Turquie, ou l’affaire de l’annulation de la vente des sous-marins à l’Australie d’un côté, et l’Arménie face à la Russie et à l’OTSC de l’autre ? Derrière cette question de l’alliance et du partenariat, se cache celle de l’ennemi. Qui est l’ennemi ? Dans le cadre d’une alliance, l’ennemi est identifié et structuré. C’était le communisme lors de la guerre froide au XXe siècle. Mais dans le cadre plus souple du partenariat, y a-t-il vraiment un ennemi ? La réponse est moins nette. En outre, le nouveau monde ressort cette vieille idée du XIXe siècle de la zone d’influence. La Russie et la Chine, mais aussi l’Inde, la Turquie et l’Iran souhaiteraient pouvoir disposer d’une ceinture de sécurité autour d’eux. Ce principe est totalement exclu de la part des Américains et des Européens, d’où les convulsions entre Occidentaux et Russes en Ukraine. Dans un monde globalisé, la zone d’influence permet à ses garants d’empêcher toute importation d’idées occidentales alors que pour les Occidentaux, l’absence de zones d’influence est une garantie de pénétration de leurs idées au-delà de leurs premiers cercles concentriques de sécurité. Enfin, dernier volet militaire, les guerres sont devenues de plus en plus hybrides (guerre classique et méthodes irrégulières) et faciles (cybersécurité, drones, forces spéciales) à mener, faisant appel à davantage de ruse et de principes de contournement, à l’orientale.
La nouvelle grammaire du monde confirme un principe clé : il n’y a plus de victoire lors des guerres. Elles s’achèvent sans victoire ou sur la seule phase militaire. Mais rien d’autre. Aucune force ne l’emporte au sens classique de la victoire (victoire militaire, victoire politique, accord de paix inclusif et durable, non-recours à la force en cas de nouvelle tension). Même l’Azerbaïdjan est privé d’une victoire politique, à cette heure, de même que l’Arménie n’a pas pu savourer pleinement sa victoire en 1994. Il lui manquait le volet politique de sa victoire militaire.

L’Arménie doit s’adapter
Privée des fruits de la victoire en 1994, l’Arménie entre dans ce nouveau monde dans l’incertitude et la fragilité. Incertitude, car elle se pose des questions sur sa capacité à relever les défis stratégique, politique, technique, économique, sanitaire, social et écologique. Fragilité, car elle traverse une séquence de défaites. Prise dans cette tenaille du doute et de la déroute, comment l’Arménie peut-elle se relever ? Il n’y a pas de recette miracle et tout doit désormais reposer sur l’Arménie en tant qu’État, pas en tant que « patrie » ou « yerkir » mais en tant que République, un cadre institutionnel et normatif, réel, tangible qu’il faut construire comme un État, avec des choix draconiens, décisifs car on ne construit pas un État dans l’amateurisme, l’à-peu-près, le provincialisme et le fétichisme, voire l’imaginaire destructeur et l’outrance. Ce saut qualitatif et de maturation renvoie à la primauté accordée à l’éducation. Sans éducation, pas d’avenir. Sans éducation, pas d’élite. Pour cela, aux Arméniens de pousser leurs « élites politiques » à sortir du double déni de réalité : l’État arménien ne peut pas se fonder sur le rêve dangereux de la Grande Arménie et le voisinage de l’Arménie est tel qu’il est ; l’Arménie n’est pas une communauté, mais un État : l’Arménie n’a pas besoin d’être arménisée ; la diaspora n’est pas un État mais un réseau : la diaspora n’est pas synonyme de rente communautaire ; la diaspora ne peut pas servir de réceptacle de l’impuissance des « élites politiques arméniennes » ; la diaspora n’est pas un corps unique, elle est incontrôlable, il faut la laisser s’organiser.
L’autre priorité est l’économie. Il est temps de construire un État fort sur une économie de services et non sur un marché confisqué par des oligarques adeptes de l’économie secondaire (industrielle). La meilleure garantie de développement de l’Arménie est d’ouvrir l’économie à toutes les diversifications, à tous les possibles. Ouvrir toutes les frontières, à commencer par celle avec la Turquie, dans le cadre d’une normalisation et non d’une réconciliation pour laquelle les conditions ne sont pas encore réunies. Éducation, économie et démographie, voilà le triptyque de salut de l’Arménie de demain. Tant que l’État arménien n’aura pas les reins assez solides, le pouvoir en place n’aura pas le choix : il n’aura pas la main sur sa sécurité. Il faut d’abord renforcer l’économie de l’Arménie, afin de préserver la présence de la population sur place pour envisager l’avenir avec plus sérénité. Mais dès maintenant, l’Arménie peut regarder autour d’elle, vers l’Occident mais aussi l’Inde et la Chine. Mais cela signifie que la république d’Arménie ne peut pas fonder son avenir sur le droit territorial à l’heure où la puissance ne repose plus sur le territoire. Le droit des gens doit prendre le dessus sur le droit territorial. Tant que l’Arménie sera fondée sur le droit territorial, elle restera un pion entre les mains de la Russie, mais aussi une cible aux yeux de la Turquie et elle suscitera l’indifférence de la part de l’Occident, hostile à toute revendication territoriale, car aux XXe-XXIe siècles on ne gagne plus de guerre, de surcroît sur la base de revendication territoriale. Retour au réel, au réalisme et au pragmatisme, car la première des victoires est de conserver l’État arménien avec son soft power (dans la diaspora mais aussi au-delà). Si les Arméniens ne réussissent pas à briser au plus vite la spirale de la défaite enclenchée en 2020, les futures générations seront marquées par la désaffiliation, l’indifférence et la conviction de l’échec. n

Frank Gaillard

La rédaction
Author: La rédaction

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