Qui ne risque rien n’a rien

Se Propager

Votch. Non. De Paris à Los Angeles, le président Serge Sarkissian se sera heurté à toutes les étapes de sa tournée d’explication diasporique sur les protocoles arméno-turcs au même mur d’hostilité de la diaspora, aux mêmes banderoles, aux mêmes slogans. Si le but du parti Dachnak, principal organisateur de cette opposition était de démontrer la réprobation que provoquent ces documents, il est atteint. De fait, c’est le camp du refus qui, à l’applaudimètre, l’emporte clairement. Ce qui montre que la FRA demeure la seule organisation arménienne à encore disposer d’une force de frappe militante à l’échelle internationale. L’autre point de vue aura été également relayé, mais beaucoup moins bruyamment, par l’UGAB et un certain nombre d’intellectuels et de personnalités ( Charles Aznavour, Alain Terzian en France). Quant à la majorité silencieuse, on ne saura pas ce qu’elle pense. Faute d’avoir des structures qui lui permettraient de s’exprimer. Il n’est cependant pas besoin d’être grand clerc pour présumer que face au choix qui lui est proposé, dans son contenu comme dans sa forme, elle répondrait à son tour plutôt « non », si elle disposait des moyens de le faire. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement sur un sujet aussi sensible avec une communication des autorités aussi calamiteuse ? Et ce, sans compter avec le déficit d’image et surtout de confiance dont souffre le gouvernement arménien depuis son accession au pouvoir.

Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’une partie de cette opposition aux protocoles soit motivée par des arrières pensés politiciennes qui n’ont rien à voir avec le fond de la question posée et que parmi les « non  » aux protocoles certains ne visent qu’à affaiblir Serge Sarkissian, à régler des comptes politiques avec lui. Mais indépendamment de cet aspect, il est évident que cette « diplomatie du football », heurte de plein fouet la conscience nationale antiturque profondément ancrés dans la population arménienne. Un ressentiment logique, qui prend sa source dans le génocide et qui est attisé depuis 90 ans par l’arrogance nationaliste, le négationnisme et l’arménophobie pratiquée par Ankara. Pour venir à bout d’une telle idéologie, bien naturelle si ce n’est forcément très productive, il faudrait disposer d’une très forte légitimité populaire et pouvoir prouver que les solutions proposées servent concrètement les intérêts de la partie arménienne.

Or dans cette affaire, Serge Sarkissian ne remplit aucune de ces deux conditions. Il ne jouit pas du capital de sympathie qui lui permettrait de révolutionner les fondamentaux de l’identité arménienne postgénocidaire. Et il n’apporte pas non plus dans la corbeille de résultats spectaculaires, si ce n’est l’ouverture d’une frontière, dont l’opportunité fait d’ailleurs débat dans son propre camp. De plus, il a agi en la matière dans le plus grand secret, ne communiquant pas sur ses intentions durant la campagne électorale, et entourant le processus d’un rideau d’opacité.

Il aura fallu attendre le 1er septembre pour que soient publiés les résultats de sa diplomatie, dont on annonce qu’elle devra être signé le 10 octobre. Face au fait accompli, sans avoir pu réfléchir ni accompagner le processus, les Arméniens ont-ils vraiment d’autres choix que réagir par la défiance ?

En l’occurrence, le gouvernement arménien récolte ce qu’il a semé et paye au prix d’une impopularité manifeste son déficit pédagogique qui fait figure pour beaucoup de désinvolture. Pourtant, si le président de la République ne saurait être épargné par la critique, ce n’est pas forcément sur l’aspect diplomatique de son mandat qu’il a le plus démérité. Autant il parait normal de l’interpeler sur l’ensemble des dysfonctionnements démocratiques de l’Arménie ( la liste est longue), autant ce texte, sur lequel se cristallisent aujourd’hui tous les mécontentements, représente paradoxalement la partie la plus audacieuse de sa gouvernance. Il ne constitue certes pas la panacée universelle. Loin s’en faut. Il ne s’agit que d’un document de compromis qui sert de point de départ à une feuille de route. Mais contrairement à ce qu’on peut lire ici ou là, cet accord est loin d’être aussi négatif que les besoins de la mobilisation et de la propagande n’autorisent à le dire. Il permet au contraire, sur les deux questions essentielles que sont le Karabagh et le génocide des avancées. En ce qui concerne le premier point, le texte dissocie clairement le dossier turc de celui du Karabagh ( qui n’apparait pas) et enfonce en cela un coin dans l’axe Ankara-Bakou. De fait, dans le texte, l’ouverture de la frontière n’est nullement conditionnée au règlement du conflit du karabagh, même si les autorités politiques turques prétendent le contraire dans leurs déclarations à usage interne. Dès lors, de deux choses l’une : soit la frontière sera ouverte comme prévu dans les deux mois qui suivent la signature des protocoles et cette mesure risquera de créer des dissensions avec Bakou en même temps qu’elle sonnera la fin du blocus sur l’Arménie. Soit la partie turque se parjurera, ce qui la mettra en situation de faiblesse au plan internationale et rendra caduc l’ensemble du processus.

En ce qui concerne le deuxième point, fort décrié, relatif à la partie historique : le texte ne mentionne à aucun moment la création d’une commission d’historiens. Il s’agit d’une « commission intergouvernementale à dimension historique avec l’objectif de rétablir la confiance mutuelle entre les deux nations ; comportant un examen scientifique impartial des données historiques et des archives pour définir les problèmes actuels et formuler des recommandations « . Il est donc bien question de définir les « problèmes actuels » et non d’une commission d’historiens qui se donnerait pour mission de statuer sur le caractère génocidaire des événements de 1915, ce qui remettrait en cause d’une manière inadmissible toutes les recherches effectuées dans ce sens. Pourquoi alors, objectera-t-on, évoquer « l’examens scientifiques des données historiques  » ? Pourquoi parler « d’archives  » ? Tout simplement parce que ces documents sont nécessaire pour répondre à certaines questions « actuelles ». Par exemple, sur quels fondements évaluer la spoliation des Arméniens, l’appropriation de leurs biens, si ce n’est à travers les archives ? De plus, en quoi cette proposition est différente de celle de Kotcharian qui, dans une lettre à Erdogan le 26 avril 2005, déclarait que l’Arménie était « d’accord pour créer une commission intergouvernementale, afin d’aborder toutes les questions sur les relations entre les deux état, dont la question historique » ? Une proposition qui n’avait choqué personne à l’époque.

Mais l’intérêt fondamental de ce dialogue, en forme de partie d’échecs, réside dans le fait que le contentieux historique, la question du génocide, puisse justement sortir de l’impasse dans laquelle les relègue la Turquie et qu’ils trouvent leur vraie place : au centre de la problématique arméno-turque. Il est en effet positif, du point de vue de la cause arménienne que le traitement de ce conflit qui ne dit pas non nom soit considéré comme « un moyen de rétablir la confiance entre les deux États « . Serge Sarkissian s’est montré convaincant en affirmant lors de sa réunion à Paris avec les « représentants de la diaspora » qu’il était normal que l’Arménie, en tant qu’Etat indépendant, prenne ses responsabilités à cet égard et se confronte à la Turquie sur cette question. L’affaire n’est certes pas sans risque. Bien sûr que les négationnistes tenteront d’instrumentaliser cette commission pour stopper, au nom du dialogue en cours, le processus international de reconnaissance du génocide. Mais celui-ci n’est-il pas déjà quelque peu ralenti depuis que les Turcs demandent une commission d’historiens ?

C’est sur ce bluff, ce coup de poker, qu’ils trompent le monde depuis plus de quatre ans. Ils savent qu’il s’agit d’une proposition inacceptable pour les Arméniens, pour toutes les raisons que l’on connait. Mais ils se donnent le beau rôle. En refusant, même à juste titre, Erevan se mettait en position de faiblesse et laissait à penser que les Arméniens sont peu sûr d’eux. En retournant le problème et en demandant à ce que cette question fasse l’objet d’une commission intergouvernementale et non d’un énième tribunal de l’histoire ( après le Tribunal permanent des peuples, le Centre international de justice transitoire, la sous-commission des droits de l’homme de l’ONU, les débats auxquels ont donné lieux les diverses reconnaissances) la partie arménienne relève d’une certaine manière le défi. Elle reprend la main. Qu’a-t-elle à craindre ? Le piège d’Ankara est en train de se refermer sur lui. La Turquie, après avoir échappé à ses responsabilités pendant 90 ans sera contrainte de ce confronter au plus haut niveau à la réalité du génocide et à ses conséquences.

De plus, l’existence de ces négociations ouvrira incontestablement les vannes de la réflexion en Turquie et favorisera la nécessaire appropriation de son histoire par la société turque. Et surtout, elle donnera un sens aux combats et aux mobilisations à venir dans le monde entier pour la reconnaissance internationale du génocide en leur fournissant un cadre politique de référence, un horizon et un débouché. Cette politique, selon Serge Sarkissian, ne serait donc pas une capitulation. Elle ouvrirait au contraire un nouvel espace, un autre front. Principal. Essentiel. Dans lequel la diaspora et l’Arménie devraient avancer la main dans la main. Quatre-vingt-quinze ans après les faits, ne serait-il pas temps de se confronter à la Turquie pour enfin faire évoluer la cause arménienne ? Ne serait-il pas temps qu’Erevan joue son rôle dans ce nouveau défi ? Vaudrait-il mieux rester frileusement sur les schémas anciens et confortables qui ne heurtent personne et assurent à leurs tenants une popularité garantie ? Un certificat de patriotisme à peu de frais ?

La grandeur des chefs d’Etats se mesure à leur capacité à prévoir et à décider, quitte à affronter les difficultés et l’impopularité. C’est ainsi qu’on écrit l’histoire. Pour l’instant, celle-ci se fait sans nous. Alors que l’Arménie enclavée étouffe, totalement repliée sur elle-même, l’Azerbaïdjan est assis avec son pétrole sur une mine d’or et la Turquie devient un monstre économique, un incontournable des relations internationales. Et personne ne dispose des moyens de lui imposer quelques droits que ce soit, autrement que par la négociation et le combat politique, qui vont de pair. Ce dialogue contient en germe l’occasion de se confronter, de ferrailler, mais aussi de faire bouger les choses, d’ouvrir les coeurs et les esprits, de stimuler de nouveaux processus d’où naîtront peut-être des solutions. L’alternative est de s’ignorer et de continuer à livrer bataille à distance, dans une lutte d’influence inégale, par nations interposées. Mais jusqu’à quand ? Et pour arriver à quelle fin, si ce n’est à un moment donné s’assoir à la table des négociations ?

L’idéal serait certes d’obliger la Turquie à accepter le préalable de la reconnaissance du génocide avant toute discussion. Bonne idée en effet… Mais le fait d’être dans une posture négative face à une initiative unanimement saluée au plan international suffira-t-il à réaliser cette ambition ? Nous permettra-t-il de gagner des points dans l’opinion, qui est censée constituer notre terrain de prédilection, notre atout maitre ?

Le processus engagé, aussi fragile soit-il, s’ouvre sur une nouvelle logique où priment le réalisme et le sens du résultat, et non des bons sentiments et des déclarations d’intention. Il n’est pas sans risque. Mais l’immobilisme lui-même n’est-il pas risqué ? Le temps n’est-il pas venu, comme dans les grands moments de l’histoire arménienne, de saisir l’occasion et de retrousser ses manches ? C’est ce qu’est venu proposé Serge Sarkissian lors de sa tournée dans la diaspora. Et il n’est pas nécessaire pour relever ce défi, d’approuver le reste de sa politique. De même qu’on ne demandera pas à la FRA d’endosser tous les péchés de l’ère Kotcharian et de la gouvernance de Sarkissian jusqu’en avril dernier, au motif qu’elle a participé sans discontinuer pendant onze ans aux gouvernements de l’un et de l’autre…

Serge Sarkissian présente son initiative comme une affaire d’intérêt national. Un domaine sur lequel le président de la République, quels que soient les reproches qu’on peut lui faire par ailleurs, n’a pas de leçon à recevoir. Il était présent au moment de l’indépendance de l’Arménie, il était ministre de la Défense lors de la lutte armée au Karabagh et rien n’indique chez lui une propension à la capitulation face à la Turquie.

A chacun donc de prendre ses responsabilités face à une échéance qui est dénoncée par les uns comme une sorte de capitulation et qui est défendue par les autres comme la suite logique du combat pour la vérité et la justice. En sachant que quoi qu’il arrive, il faudra bien à un moment ou un autre que l’Arménie s’assoit à la table des négociations avec la Turquie, si elle veut obtenir la réalisation de ses droits…historiques.

Ara Toranian

La rédaction
Author: La rédaction

La rédaction vous conseille

A lire aussi

Sous la Présidence d’Honneur de M. Nicolas DARAGON, Maire de Valence, Président de l’Agglomération, Vice-Président de La Région, L’UGAB Valence-Agglomération

Le ministère des Affaires étrangères de l’Azerbaïdjan a de nouveau accusé l’Arménie de ne pas avoir fourni de cartes des

Lors de la séance plénière de l’Assemblée nationale de la semaine prochaine, l’opposition parlementaire, les factions « Hayastan » (Arménie)»

a découvrir

Se connecter

S’inscrire

Réinitialiser le mot de passe

Veuillez saisir votre identifiant ou votre adresse e-mail. Un lien permettant de créer un nouveau mot de passe vous sera envoyé par e-mail.

Retour en haut