Dans une lettre adressée au chancelier fédéral autrichien Wolfgang Schüssel, président en exercice de l’Union européenne depuis le 1er janvier 2006, Reporters sans frontières s’est inquiétée des récentes attaques contre la liberté d’expression en Turquie. L’organisation a souligné le rôle déterminant du chancelier et lui a demandé d’intervenir auprès des autorités d’Ankara pour dépénaliser les délits d’opinion, punis par les articles 301 et 305 du code pénal turc.
Paris, le 3 janvier 2006
Monsieur le Président,
Reporters sans frontières, organisation internationale de défense de la liberté de la presse, souhaite vous faire part de son inquiétude quant à la situation de la liberté d’expression en Turquie, pays engagé dans une négociation pour une éventuelle adhésion à l’Union européenne. Notre organisation est préoccupée par l’utilisation abusive du code pénal turc, notamment l’article 301 relatif à l’« humiliation de l’identité turque, de la République et des organes ou institutions d’Etat », pour censurer les voix critiques dans le pays.
Actuellement, plus de vingt journalistes, écrivains ou éditeurs sont poursuivis en justice, accusés pour la plupart sur la base de l’article 301. Les cas de Hrant Dink ou d’Orhan Pamuk sont représentatifs des pressions persistantes auxquelles les autorités et des avocats nationalistes soumettent ceux qui évoqueraient certains épisodes de l’histoire turque.
Le 24 décembre 2005, des poursuites ont été engagées par le bureau du procureur de Sisli (Istanbul) à l’encontre de Hrant Dink, rédacteur en chef de l’hebdomadaire en langue arménienne Agos. Le journaliste est poursuivi pour avoir tenté d’influencer la justice dans un article publié à l’issue de son premier procès tenu en octobre 2005, au cours duquel il avait été condamné à six mois de prison avec sursis, en vertu de l’article 301 du code pénal. Il sera jugé en février 2006 et risque quatre à cinq ans de prison ferme.
Orhan Pamuk, célèbre écrivain, est quant à lui accusé d’avoir violé l’article 301 et « insulté l’identité turque » en déclarant, dans un hebdomadaire suisse, que « sur ces terres, 1 million d’Arméniens et 30 000 Kurdes ont été tués, mais personne d’autre que moi n’ose le dire ». Son procès, initialement prévu le 16 décembre 2005, a été reporté au 7 février 2006. Orhan Pamuk risque jusqu’à trois ans de prison. Par ailleurs, une plainte déposée fin octobre par une association de juristes nationalistes l’accusant d’ « atteinte ouverte à l’image de l’armée », a été classée sans suite le 29 décembre dernier.
Sinan Kara, du bimensuel Datça Haber, a été condamné à neuf mois de prison ferme le 19 octobre dernier pour « insulte par voie de presse », en vertu de l’article 125 du code pénal.
Reporters sans frontières a déjà souligné dans le passé l’existence de certains tabous constituant une entrave persistante à la liberté d’expression en Turquie. Les formulations vagues du code pénal ont, plus d’une fois, alarmé notre organisation. Le gouvernement, l’armée et toutes les institutions peuvent utiliser abusivement ces articles pour s’en prendre à des journalistes s’exprimant sur certains passages douloureux ou controversés de l’histoire turque, tels que le génocide arménien, le retrait des forces armées turques de Chypre, les relations entre l’armée et le pouvoir ou encore la question kurde.
Le 26 décembre, 169 intellectuels et artistes ont demandé au gouvernement d’abroger les articles 301 et 305 du code pénal, jugés incompatibles avec le principe de liberté d’expression et entravant le processus de démocratisation du pays.
Répondant aux critiques, le ministre turc des Affaires étrangères, Abdullah Gül, a reconnu, le 28 décembre, que les charges prononcées contre Orhan Pamuk avaient terni l’image du pays et déclaré que les lois limitant la liberté d’expression pourraient être modifiées.
Les espoirs fondés sur le nouveau code pénal, entré en vigueur au mois de juin 2005, sont en partie déçus. Votre rôle, en tant que président en exercice de l’Union européenne, dans la mise en place d’une réelle liberté d’expression en Turquie, est par conséquent déterminant.
Connaissant votre attachement à la liberté d’expression, nous vous prions ainsi de bien vouloir intervenir auprès des autorités d’Ankara, notamment lors des réunions relatives au processus d’adhésion, afin de mettre un terme à cette criminalisation des délits d’opinion. Au vu des derniers événements, il nous apparaît nécessaire que l’avancée des discussions avec la Turquie soit conditionnée à la révision de certaines dispositions du code pénal turc, et en particulier des articles 301 et 305, afin d’assurer aux journalistes et aux intellectuels une liberté de parole digne d’une démocratie et de rendre la législation de ce pays conforme aux standards européens et internationaux.
Confiant dans l’intérêt que vous porterez à notre requête, je vous prie de croire, Monsieur le Président, à l’expression de ma très haute considération.
Robert Ménard, Secrétaire Général