Révolution ou coup d’Etat ? par Raffi Kalfayan

Se Propager
arton18356

Je n’ai jamais qualifié les événements d’avril-mai 2018 de « révolution » pour deux raisons principales. La première tient au fait que Serge Sarkissian a cédé avec raison et sagesse le pouvoir, et la transmission de pouvoirs s’est faite sans effusion de sang. Deuxièmement, une véritable révolution, au sens politique, aurait voulu que les fondements de la République, sa Constitution et l’ensemble du système politique soient modifiés radicalement. Il n’en a rien été : au contraire, la nouvelle équipe a endossé le costume de celle d’avant et poursuivi globalement les politiques des anciens gouvernements à une exception majeure, celle d’une radicalisation de la lutte contre la corruption, et s’est satisfait du cadre constitutionnel existant. Ce dernier entrave maintenant ses objectifs politiques, alors les violations de l’ordre constitutionnel se font plus violentes. Le soutien de la population ne justifie pas tout. Si la Constitution ne convient plus, alors qu’une réforme constitutionnelle soit lancée. Dans l’intervalle elle doit être respectée.

Dans sa déclaration le 26 septembre dernier devant l’Assemblée Générale des Nations Unies, le Premier Ministre reporte tous les maux actuels de la société et de l’économie sur les anciennes élites dirigeantes corrompues. Ce discours a ses limites. Dénoncer le pouvoir de nuisance des capacités financières de celles-ci mais accepter que la fondation établie par Anna Hagopyan, son épouse, recueille leurs donations n’est pas très cohérent. Déclarer que la promotion du développement durable et des droits de l’homme est un processus inclusif, mais s’acharner sur tous les acteurs et sympathisants des gouvernements Kotcharian et Sarkissian, ne l’est pas davantage. Quant au Premier Ministre, qui a bâti toute sa campagne contre les pouvoirs institutionnels excessifs de son prédécesseur, il convient de noter que non seulement il ne les a pas réformés mais il les a accentués en éliminant cinq ministères, et en renforçant ses pouvoirs et son administration personnels.
Un chiffre est éloquent pour illustrer cette concentration des pouvoirs : les services du Premier Ministre de l’Arménie (2,5 millions d’habitants) comptent aujourd’hui plus de 720 employés. En comparaison, les services rattachés au Premier Ministre de la France (67 millions d’habitants) comptent 1900 employés.

Qu’est-ce qui motive cette politique ? Est-ce un manque de confiance dans les gens qui l’entourent ? La conviction qu’il est le seul à pouvoir réaliser des transformations ? Est-ce la volonté de ne pas partager le pouvoir, ni de le déléguer ? La crainte de voir revenir les anciens dirigeants républicains à la tête du pays ? Il y a probablement une combinaison de tous ces facteurs. Les enjeux sont tels qu’il est impossible pour un homme seul de mener une réflexion stratégique et une action cohérente, surtout quand l’entourage immédiat est fait de courtisans sans esprit critique et sans expérience. Il est « amusant » de voir un ministre de 28 ans, affirmer au moment de sa nomination qu’il avait déjà une expérience significative. Il est à craindre que dans ce domaine comme dans d’autres les jeunes ministres n’en soient réduits à faire du copié-collé de projets, de modèles ou de propositions inadaptés car émanant d’institutions internationales, dont les experts ne connaissent pas le contexte local, l’historique, les hommes et les mentalités.

Ce qui a changé positivement, et c’est une avancée majeure, ce sont le discours et les actes relatifs à la lutte contre la corruption, mais aussi ceux insistant sur le fait que chaque citoyen et chaque entreprise doit contribuer au budget de l’État en payant des impôts et qu’en contrepartie les fonctionnaires de l’État doivent être irréprochables et abandonner leurs pratiques de favoritisme aux dépens des intérêts de la Nation, de la collectivité et de la Justice.

Oui la corruption est dangereuse pour les intérêts nationaux, mais attribuer tous les maux de cette pratique aux deux anciens dirigeants, Serge Sarkissian et Robert Kotcharian et leurs équipes, est-ce agir sur les sources de ce fléau ? Je ne le pense pas, car le vice est ancré dans les mentalités depuis l’avènement de la république soviétique et qu’il s’est transmis de génération en génération. L’individualisme égoïste s’est exacerbé après la chute de l’Union soviétique, et chacun, dans toutes les composantes de la société, a privilégié son intérêt personnel et ignoré l’intérêt de l’État. Les plus entreprenants et les plus ambitieux en ont profité plus que d’autres. Juger certains d’entre eux pour l’exemple est certes nécessaire pour créer des effets dissuasifs sur l’ensemble de la société, mais cela n’est pas suffisant et ne justifie en aucun cas la politique actuelle de harcèlement judiciaire contre certaines personnes, au prix de lourdes violations de la Constitution. Par ailleurs, il faut le répéter encore et encore, si l’on devait éliminer toutes les personnes ayant un passé corrompu alors nous verrions la disparition de l’État arménien. Certains conseillers du gouvernement actuel ou des membres de la majorité parlementaire ne seraient pas épargnés. Les « démissions » actuelles de hauts responsables montrent les limites de cette entreprise autodestructrice.

Mikael Minasyan, homme d’affaires et ancien ambassadeur (accessoirement gendre de Serge Sarkissian) préconise d’abandonner cette politique de haine et de division. Je rejoins cette analyse car il faut tirer profit de l’expérience des trois anciens présidents malgré toutes leurs défaillances et turpitudes, certaines pouvant même être qualifiées de criminelles, qui ont eu cours sous leur règne. J’ai conditionné cet abandon à la mise en place d’un système de justice transitionnelle pour établir la vérité sur toutes ces défaillances et autres activités répréhensibles.

Pour faire face aux défis intérieurs et extérieurs posés à l’Arménie, l’Arménie a besoin de réconcilier toutes ses forces. Un chef d’État doit veiller à l’unité de la Nation, au respect de sa Constitution, et à l’égalité des droits de ses citoyens. Les tensions actuelles sont dangereuses et plusieurs déclarations ou décisions récentes du Premier Ministre sont plus qu’inquiétantes.

Premièrement, Il affirme qu’il est hors de question que Serge Sarkissian et Robert Kotcharian jouent à nouveau un rôle dans la vie politique de l’Arménie. Promouvoir la démocratie et affirmer cela est contradictoire : ce n’est pas lui qui peut décider de cela mais ce sont les urnes.

Deuxièmement, il a déclaré lors d’une conférence de presse à Los Angeles (23 septembre) qu’il n’était pas exclus que le gouvernement intervienne dans les affaires de l’Église. Il a déclaré: « Si le people armenien souhaite que le gouvernement s’ingère dans les affaires de l’Église, alors le gouvernement débattra de cette demande et examinera si en pratique des moyens existent pour se faire».

Troisièmement, il a exprimé une opinion choquante pour un chef d’État à l’occasion d’une réunion avec des ONG (le 13 septembre, « Fostering and protecting human rights »). En présence de représentants des Nations Unies et de la Commission Européenne, il déclara « il est nécessaire de clarifier ce que signifie les droits de l’homme, qui est homme, qui peut exercer ce droit. Quelques fois, il pourrait être nécessaire de vérifier si certains sont moins humains que d’autres… ». Est-ce la même personne qui défend les droits de l’homme à la tribune des Nations Unies? Ces propos pourraient être qualifiés de maladroits si nous ne les mettions pas en perspective avec les tentatives de violations manifestes de l’ordre constitutionnel.

Nous avons assisté ces derniers mois à des épisodes peu glorieux pour la réputation de l’Arménie sur la scène internationale et qui sont la manifestation d’une dérive autocratique. Cette observation est d’autant plus paradoxale que le Premier Ministre vante le produit « révolution de velours » et les progrès démocratiques de l’Arménie dans les forums internationaux. Si le doute était déjà permis sur l’exportabilité de ce « produit » dans un environnement politique régional et international dominé par des dirigeants de plus en plus défiants de l’état de droit et de la démocratie, la crédibilité de son promoteur est maintenant largement entamée.

En effet, les violations récentes de l’ordre constitutionnel par le Premier Ministre sont grossières au point de considérer comme illégales les décisions souveraines de la Cour constitutionnelle, en particulier sur les questions soulevées par la défense de Robert Kotcharian (le Premier Ministre aurait-il plus de compétences que les juges constitutionnels ou que les experts de la Commission de Venise ?), ou bien de dicter publiquement la conduite à tenir à la Juge Anna Danibekian en ce qui concerne la demande de libération conditionnelle de Robert Kotcharian.

Cette méthode rapproche le Premier Ministre arménien du Président Erdogan (celui-ci avait rejeté les décisions « illégales » de la Cour constitutionnelle en 2016, qui ordonnait la libération de deux journalistes indûment emprisonnés). Un parallèle pourrait d’ailleurs être dressé entre l’épuration permanente opérée par Erdogan dans toutes les institutions gouvernementales ou de la société civile prétendument infestées par le mouvement Gülen, et la volonté du Premier Ministre arménien d’épurer les institutions arméniennes et la société civile et religieuse de toutes les personnes qui auraient eu un lien direct ou indirect avec l’ex-gouvernement du Parti républicain ou avec Robert Kotcharian.
Les attaques contre les membres de la Cour constitutionnelle et la déclaration d’intention publique de les destituer sont une violation grave de la Constitution, qui prescrit leur inamovibilité. La tentative a commencé par la lettre du nouveau juge Vahe Grigoryan qui contestait pour une question sémantique futile la qualité de juge aux membres de la Cour constitutionnelle. La Commission de Venise du Conseil de l’Europe, sollicitée par le gouvernement, a balayé d’un revers de la main son argumentation, en rappelant que l’article 213 de la Constitution de 2015 prévoit de manière claire et sans ambiguïté que le Président et les membres de la Cour constitutionnelle nommés avant l’entrée en vigueur des amendements continueront leur mandat jusqu’au terme de leur office (l’âge limite est de 70 ans).

L’acharnement se poursuit aujourd’hui par une initiative totalement inédite du Président de l’Assemblée Nationale arménienne et de la majorité parlementaire, soutenue par le ministre de la justice : celle d’adopter une loi visant à destituer le Président de la Cour constitutionnelle. Il n’existe aucun État de droit dans le monde où une telle initiative puisse être suggérée. Toute contravention à ce principe serait un « coup d’État » et tendrait à l’établissement d’une dictature. Il est impossible de destituer les juges par décret du gouvernement ou par une loi du Parlement, sauf à prouver que lesdits juges ont commis un « crime ». La situation est absurde. L’une des missions de la Cour constitutionnelle étant de vérifier la constitutionnalité des lois adoptées, une telle loi de destitution des juges constitutionnels serait immanquablement retoquée. Aussi, voit-on fleurir depuis quelques jours des informations sur de possibles malversations de Hrayr Tovmasyan.

L’Arménie se ridiculise dans cette tentative de putsch contre la Cour constitutionnelle. Un discrédit est jeté sur l’ensemble du gouvernement et de la majorité parlementaire. Cette situation antidémocratique est révélatrice des dangers de destruction des fondements de la République. Depuis son arrivée aux affaires, l’actuel gouvernement s’ingénie à trouver des arguments contre les magistrats en place. Il a été jusqu’à suggérer à son agent auprès de la Cour européenne de laisser celle-ci condamner l’Arménie pour mieux remettre en cause les juges nationaux ayant rendu des jugements sous les précédents gouvernements.

Le Président de la Commission de Venise du Conseil de l’Europe a rappelé dans sa lettre du 22 mai 2019 au Premier Ministre que les réformes de la Justice devaient être conçues et mises en œuvre dans le respect des lois, de la Constitution, et selon les normes européennes relatives à l’État de droit et aux droits de l’homme. Dans un rapport en date du 15 juillet 2019 consécutif à sa visite de mai en Arménie, la Commission de Venise annonce qu’un accord a été trouvé [avec le gouvernement] lequel indique qu’il n’est pas nécessaire ni utile d’opérer une procédure de contrôle des juges en place (dans tout le système judiciaire). Il suffirait de renforcer les procédures disciplinaires et d’établir un lien avec le système de déclaration de leur patrimoine.

Cela n’a pas empêché l’idée incongrue avancée par le gouvernement d’élaborer une loi qui sanctionnerait tout juge ayant rendu une décision contrevenant à la Convention européenne des droits de l’homme. Cela illustre le niveau d’aberration et de médiocrité ambiant. Faut-il rappeler que la justice est rendue par des hommes, et ceux-ci ont droit à l’erreur. Qui plus est la Convention européenne peut, comme tout autre texte de droit, être interprétée à la lumière de chaque affaire et de son contexte. La Cour européenne admet d’ailleurs des marges d’interprétation assez larges dans certains domaines.
Aujourd’hui, j’apporte mon entier soutien à la Cour constitutionnelle, à son président et à ses membres, et souhaite qu’ils résistent à ces pressions anticonstitutionnelles inacceptables et indignes d’un État qui vante la démocratie sur la scène internationale. J’appelle aussi toutes les forces politiques à l’intérieur et à l’extérieur du Parlement de faire de même.
L’Arménie a peu de juristes qualifiés. Hrayr Tovmasyan a été corédacteur d’un nombre considérable de lois actuellement en vigueur, notamment celles concernant le corpus administratif. L’Arménie a mis trois ans pour trouver un remplaçant acceptable à Alvina Gulumyan, ancien juge à la Cour européenne des droits de l’homme.

Amateurisme, autoritarisme, ou incompétence, le résultat est désastreux. Le Premier Ministre et sa majorité parlementaire avaient la chance de bâtir un nouveau climat, respectueux de la démocratie et de l’État de droit, de remettre tout le monde au travail, et d’œuvrer à l’apaisement du pays. La teneur des discours publics et les déclarations d’intentions pourtant séduisantes sont contrecarrées par la réalité des actes quotidiens. Les objectifs personnels semblent supplanter l’intérêt national.

Plutôt que de parler de « révolution », il convient aujourd’hui de parler de coup d’État permanent contre les institutions.

Philippe Raffi Kalfayan
1er Octobre 2019

La rédaction
Author: La rédaction

Autres opinions

Se connecter

S’inscrire

Réinitialiser le mot de passe

Veuillez saisir votre identifiant ou votre adresse e-mail. Un lien permettant de créer un nouveau mot de passe vous sera envoyé par e-mail.

Retour en haut