Sauveurs et naufragés

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Les Arméniens se partagent en deux catégories : les sauveurs de la nation et les naufragés de cette même nation. Sauveurs impénitents et naufragés en cours de naufrage, s’entend. Heureusement, les premiers sont moins nombreux que les seconds. Mais n’allez pas croire qu’il n’y a pas de sauveurs parmi les intermittents du naufrage. Il n’y a même que ça. Chez eux, le côté sauveur est en sommeil. De temps à autre, la fièvre leur montant à la tête, leur esprit sauveur perce sous leur ennui naufragé et revient à la surface. Puis, au bout d’un certain temps, cette même fièvre tombe et le sauveur retourne à son naufrage. Ce qui ne l’empêche pas de vivre d’ailleurs. Il en vit même très bien. Mais il traîne constamment avec lui ce sentiment ambigu de perte et d’humiliation. Surtout quand il écoute parler les sauveurs, les vrais, les sauveurs actifs, ceux qui veulent sauver la langue occidentale arménienne, la terre occidentale arménienne, l’enfant occidental arménien, l’école arménienne elle aussi occidentale, le beurek arménien, le génocide arménien, le trauma arménien, les ruines d’Ani et les autres, le livre arménien qui ne se lit pas, la danse arménienne qui ne se danse plus, la diaspora arménienne qui ne cesse de se disperser et pour tout dire l’Arménie avec son Ararat dedans de préférence. J’en sais quelque chose, puisque j’en fais partie. Quand j’écris, c’est pour sauver. Quand je mange, c’est aussi pour sauver. Quand je pète, c’est pour sauver encore. Je rêve de sauver les Arméniens d’eux-mêmes. Mais heureusement, j’ai mes limites. Je me fatigue assez rapidement. Vouloir sauver, fatigue, oui. Alors je coule à pic. C’est pourquoi j’ai une admiration sans bornes pour ceux qui œuvrent 24 heures sur 24 à nous sauver. Leur cerveau est une machine à sauver. Ils jouissent de ça, qu’on les regarde comme des sauveurs. Cette jouissance christo-narcissique, c’est leur essence même, je veux dire leur nature et leur carburant. La nation arménienne en ce sens est bien pourvue. On en trouve de bas en haut de son échelle sociologique, depuis ceux qui s’improvisent eux-mêmes comme sauveurs jusqu’à ceux que d’autres sauveurs ont élus pour qu’ils nous sauvent.

Les trois présidents de la troisième république d’Arménie en sont un bon exemple. Ils ont tous réussi à sauver le naufrage de la catastrophe. En effet, la seule chose que les trois présidents d’Arménie ont réussi à sauver, c’est le sauve-qui-peut. Les citoyens préfèrent se naufrager ailleurs qu’être sauvés en Arménie. Quant au Premier ministre du troisième président, il veut sauver de la corruption une nation corrompue. Il n’a pas dit qu’il comptait aussi sauver l’Ararat de ses neiges éternelles. Il a trop de sagesse. Ni Dodi Gago de sa graisse gagolitique. Ni son président de son passé militaire. Tous nos sauveurs présidentiels ont au moins réussi à se sauver eux-mêmes, faute de pouvoir sauver leur peuple. Par exemple Kotcharian s’est sauvé dans une somptueuse villa après avoir épargné au naufrage chronique des Arméniens un effondrement moral, tandis qu’Arpineh vit toujours sous terre à Ashtarak. D’ailleurs, ils se sont mis à trois présidents, tous jouissant dans leur cabanon d’un confort à l’européenne, pour réussir à ne pas pouvoir loger tous les naufragés du séisme de 1988 dans des habitations répondant à des standards humains. Récemment, le dernier de ces présidents, visitant les constructions sur place, s’est transformé en inspecteur des travaux infinis, au constat qu’il manquait toujours quelque chose, un robinet, une conduite de gaz… Pour autant, ça n’enlève rien au fait que les Arméniens soient de grands bâtisseurs d’églises. Mais on ne va pas leur jeter la pierre à nos dévoués officiels qui font tout pour que les Arméniens n’aillent pas devenir des esclaves en Europe ou des parias en Turquie. N’est-ce pas en Arménie, et en Arménie seule, leur Mère patrie, qu’ils peuvent avoir la chance d’échapper à la condition d’esclaves ou de parias ? Il serait indécent de les confondre avec ces sauveurs providentiels qui ont fait notre histoire en défaisant notre nation. Une fois, on en a eu six d’un coup, qui devinrent dix-neuf. Mais faute de pouvoir nous sauver, ils se sont sauvés eux-mêmes. Après quoi, ce fut le naufrage : sept mille morts. Un naufrage de sang. D’ailleurs, tous les partis politiques arméniens sont des partis destinés à sauver le peuple arménien. Normal, me direz-vous. Mais les partisans de la salvation sont tellement contractés sur cette obsession de vouloir nous sauver à tout prix qu’ils ont fini par contracter une constipation idéologique chronique. Essayez donc de penser librement quand vous avez le cul bouché. Pour autant, il ne faudrait pas prendre nos messies pour des lanternes. Nos sauveurs éclairent vraiment le chemin de notre nation, celui qui permet à chacun de suivre le sien en oubliant un peu tout ça. Mais comment, me direz-vous, en oubliant un peu tout ça ? Oui, parce qu’un naufragé qui voudrait qu’on le sauve 24 h sur 24 se fatigue vite. Il a besoin de se divertir, de s’égarer, et qui sait même parfois de se désarméniser dans l’air ambiant. Les sauveurs s’égosillent, gesticulent. Mais que peuvent-ils contre l’air ambiant ? Rien. Mais attention. Air ambiant, n’est pas l’équivalent arménien d’Air France. L’air ambiant, c’est la France, laquelle est habitée par des Français. C’est pourquoi nos sauveurs ont beaucoup de mérite. Plus l’air ambiant croît, plus nos sauveurs croient devoir nous sauver. Périodiquement, ils lancent de grands discours, ils pagaient, pagaient contre le courant, ils se débattent comme des diables. Mais l’air ambiant, aguicheur comme une pute à quat’sous, agit avec la malice d’une pieuvre appliquant ses ventouses sur le moindre égaré. Et là, va l’arracher ton naufragé à des bras pareils. Mais la foi, c’est la foi. Foi de charbonnier ou bonne foi, qu’importe. L’essentiel, c’est de rappeler les naufragés au devoir de sortir du naufrage. J’en vois déjà qui me reprochent d’être un pseudo-sauveur qui ne croit qu’en la catastrophe. Il faut croire qu’ils ont raison. Tout fout le camp. C’est mon côté naufragé qui parle. Il est vrai que si nous n’étions pas déjà naufragés, nous n’aurions pas besoin de sauveurs. Et il faut croire qu’une nation qui suscite tant de sauveurs, amateurs ou professionnels, est déjà une nation qui sent venir le naufrage. Il faut croire… Mais pétons et rouspétons tant qu’on voudra, mer d’huile ou océan de tempête, l’essentiel n’est-il pas de ramer ?

Sauveurs et naufragés

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Author: raffi

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