Le 18 juin 2023, le président Macron annonçait l’entrée de Missak et Mélinée Manouchian au Panthéon. Ce même jour, en 1940 le général de Gaulle lançait son appel à la Résistance. Une manière de rattacher Missak et Mélinée à la saga gaullienne.
Une saga qui se prive un peu de ce que le Groupe Manouchian pouvait lui apporter d’universel. Le 21 février 1944, les compagnons qui entouraient Missak sur son poteau d’exécution étaient Juifs, Espagnols, Italiens, Tchèques, etc., et tous apatrides. Ceux qu’on appelait « les métèques » se battaient pour l’honneur de la France. C’était le sens de l’appel à la panthéonisation du Groupe Manouchian lancé le 20 février 2014 par Jean-Marc Germain, député des Hauts-de-Seine, et votre serviteur. La question de « l’identité française » battait alors son plein. La panthéonisation du Groupe lui apportait une réponse évidente. L’hommage à ces apatrides devait rappeler que l’identité française tient dans ce que l’on apporte à la France, autant que dans ce que la France apporte. Sans doute est-ce la même idée qui a présidé au choix de M. Macron, dépouillée de ce qui en illustrait la diversité. Désormais Missak et Mélinée symboliseront à eux seuls le combat de tous leurs compagnons d’armes. Ce que la Panthéonisation a perdu en universalité, elle l’aura gagné en arménité. Et ce n’est pas injuste.
En effet, au lendemain de la guerre, l’hommage à Manouchian fut longtemps limité à quelques murmures chuchotés dans les taudis des camps Oddo et de Sainte-Anne à Marseille, ou dans quelques maisons de fortune à Alfortville ou Issy-les-Moulineaux. Ceux qui avaient pris le parti de garder le lien avec l’Arménie soviétique, les Garmirs comme on les appelait, les Rouges, cultivaient la mémoire de Missak comme les Vestales entretenaient le feu du Temple. Sa photo suspendue aux murs de pisé portait le visage de la fierté qu’on avait voulu leur faire perdre. Il avait livré le combat contre la barbarie que la traîtrise de l’ennemi leur avait refusé. Plus tard, dans les années 60, sa photo et son esprit furent légués à la deuxième génération, celle de l’auteur de ces lignes. L’héritage officiel fut cultivé par la JAF et l’UCFAF, qu’il avait fondées avant la guerre. C’était le seul héros d’une histoire de vaincus. Valeurs universelles, engagement politique, abnégation, volonté de combattre, les jeunes avaient besoin d’un exemple à suivre. Robert Guédiguian était de ceux-là : « Je voulais ressembler à Manouchian », dit-il sur France Inter. Monte Melkonian aussi, ainsi que Vasken Sislian et ses compagnons de l’Opération Van, qui de l’ASALA à la guerre du Karabagh, sont allés défendre la mémoire d’un peuple avant de défendre son droit de vivre. Mélinée ne s’y est pas trompée. Le 31 janvier 1984, au Tribunal Correctionnel de Paris, lors du procès de l’Opération Van, appelée à témoigner à la demande de l’avocat Patrick Devedjian alors en campagne électorale, Mélinée Manouchian, pointant du doigt les quatre jeunes accusés, déclara aux juges « Ils sont les enfants que je n’ai pas eus. Ce sont les enfants de Missak ! » Quarante ans sont passés. Missak et Mélinée Manouchian ont-ils encore des enfants ?
La réponse est « oui ». Car le même combat mené contre la Barbarie continue en Arménie et en Artsakh. L’ennemi, qui revendique son objectif de nettoyage ethnique, est le même. Il a simplement changé de visage. Les enfants du couple-emblème se trouvent le long de la frontière avec l’Azerbaïdjan, soldats réguliers ou volontaires, enfants de vingt ans qui rencontrent la mort à l’âge où on rencontre l’amour, paysans aux aguets et femmes à la tâche, qui défendent leur vie, leur liberté et leur terre face à ceux qui ont renoncé à leur liberté pour une illusion de puissance. Ses enfants sont encore ces volontaires, de Marseille ou d’Ile-de-France, ou d’ailleurs, qui ont combattu sur le front et qui, aujourd’hui, collectent des fonds pour équiper leurs compagnons d’armes.
Que ferait Manouchian s’il était parmi nous ? En 1971, le film Le Chagrin et la Pitié retraçait la vie des Français sous l’Occupation. Il y avait trois camps : les collabo-pétainistes qui ont ruiné les institutions démocratiques de la France pour mieux asseoir leur pouvoir ; les Résistants qui défendaient la liberté ; et les indifférents, qui cherchaient à échapper au STO tout se livrant au marché noir. Entre ces trois groupes, Manouchian a choisi. Aujourd’hui, qu’aurait-il fait ? L’imagine-t-on en train de lancer des tomates sur la voiture du Premier ministre arménien ? L’imagine-t-on en train de fracasser le visage du président du Parlement ? Au risque de voir l’Arménie s’effondrer, le voit-on pilonner sans cesse les institutions démocratiques que l’Arménie cherche à préserver contre les autocraties qui veulent sa disparition et faire ainsi leur jeu ? Ou bien, indifférent à son sort, aurait-il détourné la tête comme si rien ne se passait ? Ou enfin, serait-il entré en Résistance et rejoint ou aidé le front en participant, d’une manière ou d’une autre, à la défense de l’Arménie ? Qu’aurait-il donc fait ? Car sans le dire, la question que nous invite à nous poser le président Macron en panthéonisant Missak et Méliné, est simple : Que doit-on faire ? Nous les Arméniens de la Diaspora, qui nous réclamons de son héritage, sommes-nous des Manouchian ?