Tu n’as (encore) rien vu à Erevan

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L’année de l’Arménie en France incite à découvrir sa singulière capitale et ses monastères.
Tu verras, les Turcs nous le rendront un jour, parce qu’ils savent que cette montagne, c’est notre rêve. » La petite phrase du vieux chauffeur d’Ariane Ascaride dans « Voyage en Arménie », le film de Robert Guédiguian, une des meilleures introductions à Erevan, illustre bien la prégnance du mont Ararat dans la vie quotidienne des Arméniens. Qu’on en devine, ou pas, le cône neigeux, seulement visible par temps clair, l’ombre du mont biblique où Noé aurait échoué avec son arche selon la légende, plane toujours sur Erevan. Il est omniprésent. Dans la mémoire, dans l’imaginaire et dans le coeur de tous les Hays, comme s’appellent entre eux les descendants du petits-fils de Noé, Hayk, le père fondateur mythique du premier Etat chrétien. Même s’il est désormais séparé de la ville par la frontière turque, à quelques dizaines de kilomètres seulement, depuis 1921, le mont Ararat domine toujours la capitale arménienne du haut de ses 5.165 mètres. Comme une promesse de renaissance pour la plus petite république de l’ex-URSS, qui a pris son indépendance en 1991, après un demi-siècle de domination soviétique.

En arrivant à Erevan, ville dévastée, labourée, exténuée par le rouleau compresseur soviétique, avec ses kilomètres d’usines désaffectées et ses chantiers chaotiques, on a toutefois l’impression d’entrer au coeur d’un vieux pays pétri d’histoire. Cela tient aux grands totems qui bordent la cité : qu’il s’agisse du mémorial du génocide, à l’ouest de la ville, de l’imposante statue de la mère patrie, Tata Margo, avec son glaive à la main, qui a remplacé celle de Staline en 1955, au nord, ou de l’imposant Matènadaran, le fabuleux musée des Manuscrits, en partie restauré grâce aux dons du milliardaire américain Kirk Kerkorian. Mais pas seulement. Ce riche passé transparaît aussi sur le visage des habitants, de ses vieilles femmes aux faces burinées et aux yeux brillants ; dans les rires des adolescents aux vestes de cuir noir, qui se tiennent joyeusement par le bras dans les rues de la capitale.

Le plus frappant, lorsqu’on déambule sur les trottoirs de la rue Abovian ou de l’avenue Toumanian, c’est le contraste entre cette ville déglinguée, ses chantiers à ciel ouvert, ses grands bâtiments délabrés, l’immensité du défi à relever et… la bonne humeur, la légèreté apparente des jeunes générations. Partout, au marché central du boulevard Lénine, rebaptisé aujourd’hui avenue Mesrop-Machtots (du nom du fondateur de l’alphabet arménien en 405), ou aux abords de la grande mosquée Bleue, seule survivante des huit mosquées que comptait jadis Erevan, la même tranquillité, le même sentiment d’être chez soi, tout en étant très loin.

La « Descente du fils unique »
A Erevan, il est difficile de se perdre. Toutes les grandes avenues convergent vers la fameuse place de la République de 14.000 m2, où le grand Lénine de bronze a été déboulonné. Centre du pouvoir et centre des arts, où le grand hôtel Armenia, le plus beau de la ville, qui a longtemps accueilli des générations de dignitaires soviétiques, a été prosaïquement rebaptisé de son nom de chaîne, Marriott. Le soir venu, il ne faut pas manquer d’y prendre un thé ou une infusion pour en apprécier le charme suranné digne des premiers James Bond. Ce jour-là, nous mettons le cap à l’ouest, en direction de la petite ville d’Etchmiadzine, littéralement « Descente du fils unique », le « Saint-Siège arménien » où a été construit le plus ancien édifice chrétien.

On longe d’abord la distillerie Ararat, la gigantesque usine de cognac d’Erevan rachetée par Pernod Ricard en 1999. On dit que jusqu’à sa mort, Staline aurait fait livrer, chaque année, à sir Winston Churchill, 365 bouteilles de ce brandy très prisé des Russes. Passée l’imposante statue de l’amiral Isakov, qui veille sur l’ambassade américaine, à 25 kilomètres à vol d’oiseau des bases de l’Otan installées sur les flancs du mont Ararat, on traverse le « Las Vegas » arménien, un long défilé de casinos où viennent volontiers s’encanailler les Iraniens, interdits de jeux dans leur pays. Et puis, soudain, presque sans transition, c’est le miracle du sanctuaire d’Etchmiadzine, centre de pèlerinage des Arméniens du monde entier où bat le coeur de l’Eglise apostolique arménienne depuis le IVe siècle. La sobre pureté de cet édifice de pierres ocres tranche avec la richesse de ses fresques intérieures réalisées dans le style persan. C’est là que réside le Catholicos, Karékine II, le « patriarche suprême » élu en 1999, et ses quelque 250 séminaristes.

Une vieille femme au visage enfoui dans son capuchon balaye, vainement, l’amoncellement de feuilles mortes devant les grilles. Comme si cela pouvait servir à quelque chose. Il y a quelques gardiennes de monastères en Arménie, mais pas de religieuses cisterciennes. Car le pays fut longtemps entouré de peuples polygames : les Turcs, les Mongols… En revanche, les membres du clergé arménien ne font pas voeu de chasteté. « Il y a moins d’hypocrisie. »

Courtois et posé avec sa petite barbiche noire parfaitement taillée, le père Vahram, le porte-parole du patriarche, époussette avec soin sa toque noire en parlant. « L’Eglise, c’est la couleur de la peau du peuple arménien. » Pendant près de six siècles, c’est elle qui a préservé l’« arménité » lorsqu’il n’y avait plus d’Etat. Financée à 80 % par la diaspora du monde entier, – on estime à 1,25 million le nombre des Arméniens aux Etats-Unis, 900.000 dans l’ex-URSS et 400.000 en France -, c’est elle qui a longtemps pris en charge les hôpitaux, les orphelinats, les maisons de retraite… La cathédrale d’Etchmiadzine abrite de nombreuses reliques léguées par les Byzantins et l’une des deux lances qui auraient percé le corps du Christ. L’autre se trouve à Chypre. Les Italiens ont aussi offert un reliquaire qui contient « l’empreinte du pied de la mère de Dieu, seule icône de l’Eglise arménienne ».

La tournée des monastères
La visite de la cathédrale d’Etchmiadzine est une invitation au voyage initiatique. Sans aller jusqu’aux grandes étendues naturelles du plateau du Chirak, au nord d’Erevan, on peut rejoindre facilement le petit monastère de Khor Virap, véritable balcon sur le mont Ararat, presque à portée de main. En grimpant sur ses remparts dorés par le soleil, on peut y scruter les glaciers où les pilotes de l’armée russe avaient, assure-t-on, entrevu la carcasse de l’Arche de Noé dans une crevasse. Le temps d’un lâcher de colombes, – « Fais un voeu pour quelques drams (la monnaie locale) ! », suggèrent les jeunes gardiens – et l’on gravit le sentier de ce petit monastère fortifié, entouré de vergers et de vignobles. Il n’y a plus de moines depuis l’époque soviétique. Mais en empruntant une échelle de fer, on peut encore y visiter la profonde fosse où Grégoire l’Illuminateur, un prédicateur d’origine parte, moitié juif, moitié arménien, venu de Cappadoce, fut emprisonné pendant treize ans, avant de convertir le roi Tiridate III au christianisme, en l’an 301, faisant ainsi de l’Arménie le premier Etat chrétien du monde.

Dans la même veine, l’un des sites les plus impressionnants des environs d’Erevan est le monastère de Geghard, à 30 kilomètres de la ville. C’est là que la dynastie des Prochian, vassaux des Zakarides et ministres de la reine Tamar de Géorgie, a établi sa nécropole. Il faut voir surgir, au coucher du soleil, ce haut lieu de l’art rupestre, niché, à 1.600 mètres d’altitude, dans un pli du relief. Avec ses chapelles troglodytes, directement creusées dans le basalte, et son église souterraine entièrement sculptée, le monastère offre un ensemble bigarré d’ornements mongols et arabes. En juin, les derniers rayons du soleil tombent directement sur le tombeau de la princesse dominé par les armes de la famille : deux tigres stylisés soutenant un aigle royal qui enserre un agneau.

Un livre de 28 kilos
Il n’y a pas que les monastères des environs d’Erevan à mériter le voyage. On sait peu que la Galerie nationale de peinture d’Erevan, place de la République, constitue le troisième musée de l’ex-URSS, par rang d’importance, après l’Ermitage de Saint-Pétersbourg et le musée Pouchkine de Moscou. On y trouve des Chagall et des Kandinsky rares, et même des Courbet ou des Fragonard… Au sein des collections de peinture arménienne, qui occupent pas moins de trois étages, une des oeuvres les plus impressionnantes est l’incroyable Salomé du maître Vartkes Soureniants (Surenyants en arménien), avec son grand châle brodé posé sur ses épaules nues, qui n’a rien à envier à un Gustave Moreau. Ou encore son étrange « Sémiramis devant le corps d’Ara le Magnifique », où la reine assyrienne contemple la dépouille du roi d’Arménie qui refusait sa flamme. Un autre tableau émouvant est la visite de lord Byron à l’île de Saint-Lazare, du peintre Aïvazovski, où l’on voit le poète anglais, son chapeau à la main, aborder l’île de la lagune vénitienne, sous un immense ciel tumultueux. Une manière de prendre date pour visiter l’un des îlots les moins connus de la lagune vénitienne où s’est installée la congrégation arménienne des pères mekhitaristes.

Erevan regorge d’autres trésors culturels insoupçonnés, au premier rang desquels le fameux musée du Matenadaran, sanctuaire du livre et de la mémoire, qui abrite près de 17.000 manuscrits dans ses réserves, – dont le plus grand au monde (28 kilos) et le « plus petit » (19 grammes) -, ou encore l’étonnante maison-musée du cinéaste Sergueï Paradjanov, le « Pasolini géorgien », d’origine arménienne, auteur des « Chevaux de feu »…

Certains membres de la diaspora ont jugé sévèrement le « Voyage en Arménie », le film de Robert Guédiguian. Trop noir, trop cynique, le regard du fils de docker marseillais, qui a grandi à l’Estaque, ferait la part trop belle à la mafia locale, aux 4 × 4 vrombissants, aux assassinats en pleine rue. De fait, à première vue, les rues d’Erevan ne ressemblent guère au Far-West ou même à celles de la Moscou turbulente des années Poutine. Mais de l’aveu même des diplomates en poste, le film n’est pas si éloigné de la réalité. Et il ne faudrait pas occulter la corruption et son corollaire de violence souterraine inévitable dans un pays où le revenu mensuel par tête demeure encore inférieur à 80 dollars.

« Vous et votre pays de merde ! », s’emporte la fille de Barsam à la fin du « Voyage en Arménie » de Guédiguian. C’est vrai, il est austère ce pays de pierres et de douleur, constitué avec « ce qui restait au fond du tamis lorsque Dieu a créé la terre », dit la légende. Mais il est aussi étrangement attachant.

Finalement, en contemplant les douze stèles (les douze apôtres) en basalte sombre du Mémorial du génocide arménien, au sommet de la colline du fort aux hirondelles, – là où 1 million de personnes viennent, chaque 24 avril, rendre hommage au 1,5 million de victimes du crime de « lèse-humanité» -, les mots de Marguerite Duras nous reviennent curieusement en tête. Notamment sur « l’illusion de pouvoir ne jamais oublier » dans « Hiroshima mon amour ». « Tu n’as rien vu à Hiroshima. Rien. » Et l’on se dit qu’on n’a (encore) rien vu à Erevan.

Carnet pratique

Transports : Armavia et Air France assurent des vols directs plusieurs fois par semaine (à partir de 400 euros), temps de vol : 5 heures (+ 3 heures de décalage horaire). Visa obligatoire à demander à l’ambassade d’Arménie, 9, rue Viète, 75017 Paris.

Hôtels : l’Armenia Marriott, cinq étoiles, place de la République, l’hôtel historique le plus huppé, qui a conservé son atmosphère, ou l’hôtel Europe (www.europehotel.am), sans véritable charme mais fonctionnel et très central.

Restaurants : Tavern Our village, 5 Sayat Nova, www.alfael.am
Old Erivan, 2 Tumanian Street, près de l’Opéra. Le Café de Paris, 23 Abovian Street.

A signaler : le Malkhaz Jazz Club, 52, rue Pouchkine, véritable institution de la nuit d’Erevan, célébrée par le journaliste-écrivain Louis Carzou.

Le musée Sergueï Paradjanov, www.parajanovmuseum.com

A lire : Guide Evasion, Arménie, Hachette Livre 2006.

« L’Arménie à l’épreuve des siècles », Découvertes Gallimard 2005.

En DVD : « Le Voyage en Arménie », de Robert Guédiguian doit sortir le 22 février (Diaphana Edition Vidéo).

raffi
Author: raffi

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