Turcs-Arméniens : la plaie reste ouverte

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1,5 million de morts en 1915 selon les Arméniens, 250 000 à 500 000 selon Ankara

Turcs-Arméniens : la plaie reste ouverte

Alors que l’Assemblée nationale doit discuter ce jeudi d’une proposition de loi qui fait de la négation du génocide arménien un délit punissable de prison, l’opinion turque reste divisée sur cette tragédie, comme en témoignent les historiens interrogés par Kenizé Mourad

Halil BERKTAY: Oui, il y a bien eu génocide…

Le Nouvel Observateur . – Peut-on parler d’un génocide arménien ?

Halil Berktay . – Oui, c’est le bon mot. Même si, comme historien, je n’aime pas utiliser ce terme qui met le peuple turc et la Turquie au banc des accusés et empêche tout débat. Ce qui aboutit à substituer un cliché à une vraie discussion. Que s’est-il passé en réalité ? Dans la société ottomane pluriethnique où les relations entre communautés avaient été pendant des siècles relativement harmonieuses, apparaît, vers 1914, une forte idéologie nationaliste « turquiste ». On peut l’expliquer par la peur et la colère devant les agissements de l’Occident contre « l’homme malade de l’Europe » et par le fait que les défaites de l’Empire ottoman dans les guerres des Balkans ont été accueillies par les populations grecques et arméniennes d’Istanbul avec des manifestations de joie. Consternés, les musulmans ont soudain réalisé le gouffre qui existait entre eux et leurs compatriotes. Ce qui a largement contribué à l’accroissement de la méfiance des Turcs envers les minorités. C’est dans ce contexte que le gouvernement jeune-turc décide que les Grecs et les Arméniens représentent un réel danger pour l’unité du pays et que le seul moyen de prévenir la désintégration est d’appliquer un programme nationaliste de « turquification ».

Il faut rappeler qu’au même moment le mouvement séparatiste arménien se renforce et que les organisations comme le Dachnak demandent l’indépendance des six provinces de l’Est. Les indépendantistes sont aidés par l’ennemi héréditaire de la Turquie, la Russie, qui leur fournit argent et armes. Encouragées par ces groupes, des révoltes locales d’Arméniens, à l’est du pays, dégénèrent en conflits meurtriers entre les deux communautés. La majorité des Arméniens de l’Empire – environ 1,5 million – restent loyaux mais, poussé par la peur, le gouvernement donne l’ordre de désarmer les soldats arméniens et de les employer, loin du front, dans des bataillons de travail. Ce qui provoque, en avril 1915, la révolte des Arméniens de Van. Sous la protection de l’armée russe, qui a envahi l’Anatolie orientale, ils massacrent la population musulmane…

N. O. – …A quoi le gouvernement répond le 27 mai 1915 par la déportation des Arméniens.

H. Berktay. – Oui. Et l’ordre ne vise pas seulement les Arméniens liés aux groupes révolutionnaires mais toute la population, hommes, femmes, enfants, vieillards. Il est faux de dire que, dans le chaos qui prévalait, l’Empire étant envahi de tous côtés, on ne pouvait distinguer entre les membres du Dachnak, les sympathisants et les autres. Le gouvernement a choisi la solution radicale. J’appelle cela un nettoyage ethnique.

N. O. – Ce nettoyage ethnique a épargné la majorité des 77 000 habitants arméniens d’Istanbul, comment l’expliquez-vous ?

H. Berktay . – Je l’explique par la présence à Istanbul des ambassades étrangères et des journalistes. Izmir, en revanche, fut épargnée grâce à Djemal Pacha, l’un des chefs modérés du gouvernement jeune-turc. Sinon, de presque toute la Turquie, que ce soit en zone de guerre ou pas, les Arméniens furent déportés.

N. O . – Au cours de cette déportation, combien d’Arméniens ont-ils trouvé la mort ?

H. Berktay . – Sans doute près de 600 000. La diaspora arménienne exagère les chiffres, et le gouvernement turc les sous-estime en parlant de 300 000 à 400 000 et en prétendant qu’ils sont morts surtout de faim, de froid et d’épuisement ou qu’ils ont été massacrés par des brigands. Bien sûr, en ces temps troublés, il y avait beaucoup de banditisme, mais les convois ont également été attaqués par des Turcs ou des Kurdes qui voulaient se venger, et ils n’ont pas été défendus par les gendarmes qui les encadraient. Pis, nous avons des indices qu’une organisation secrète relevant du ministère de l’Intérieur aurait reçu l’ordre – oralement – de massacrer certains convois d’Arméniens.
Y avait-il un plan de nettoyage ethnique ? Je réponds : oui.
Y a-t-il eu déportation, non seulement des membres du Dachnak, mais, sauf exception, de tous les Arméniens ? Je réponds : oui.
Existe-t-il des indices sérieux montrant que les ordres de massacre venaient d’en haut ? Je réponds : oui.
Donc, à mon avis, c’est un génocide.

N. O . – Avez-vous eu des problèmes avec la censure ?

H. Berktay. – Non, je peux parler librement. Il y a actuellement un courant démocratique très fort en Turquie. A Istanbul en tout cas. Cela dit, même si je pense qu il y a eu un génocide arménien, je rejette l’attitude de l’Union européenne et la loi Gayssot. Ce n’est pas aux politiques de dire aux historiens ce qu’ils doivent penser. Spécialement dans ce dossier arménien très complexe. S’il y a une rectification, c’est à nous de la faire. Elle ne peut être imposée de l’extérieur.

Diplômé d’économie de l’université de Yale, docteur en histoire de celle de Birmingham, Halil Berktay, 59 ans, enseigne l’histoire à l’université du Bosphore, à Istanbul. Il est actuellement coordinateur du programme d’études historiques de l’université Sabanci à Istanbul.

Kemal CICEK: Non, il n’y a eu ni ordre ni programme d’extermination

Le Nouvel Observateur. – Peut-on considérer les événements de 1915-1917 en Turquie comme un génocide des Arméniens ?

Kemal Cicek. – Non, car – mis à part le grand nombre de morts – ces événements ne répondent pas aux critères qui caractérisent un génocide : il n’y a eu ni ordre ni programme d’extermination mais une migration forcée qui, en pleine guerre, entraîna une terrible tragédie. Les documents qui présentent le télégramme de Talat Pacha, ministre turc de l’Intérieur, ordonnant le massacre de tous les Arméniens, sont des faux grossiers. Les dates ne correspondent pas, car ceux qui ont réalisé ces faux ont confondu le calendrier chrétien avec le calendrier musulman. Aujourd’hui, même les universitaires arméniens tiennent ces documents pour des faux. Seuls y font encore référence les fanatiques. De même, l’historien Arnold Toynbee a admis que son « Livre bleu » avait été publié par les Britanniques en tant que propagande de guerre.

N. O. – Selon vous, que s’est-il passé en 1915 ?

K. Cicek. – Depuis très longtemps, la Russie, qui cherchait un accès aux mers chaudes, avait promis aux Arméniens un royaume indépendant dans les six provinces d’Anatolie orientale. Elle avait simplement négligé le fait que la population arménienne y était très minoritaire :665 815 contre 2,687 millions de musulmans, d’après un recensement britannique.

En novembre 1914, lorsque la Russie déclare la guerre à la Turquie, beaucoup d’Arméniens, encouragés par cette promesse, désertent pour rejoindre l’armée russe. En mars 1915, lors du soulèvement arménien dans la province de Van, Istanbul, qui craint une rébellion générale derrière les lignes turques, exposées au risque d’être prises en tenailles entre l’avance russe et celle des alliés, décide de fermer les bureaux des organisations arméniennes Hinchnak et Dachnak dans tout le pays. A Istanbul les responsables sont arrêtés le 24 avril 1915. Entre-temps, une révolte a été organisée à Van par le parti Dachnak. Lorsque l’armée russe épaulée par une importante force arménienne arrive en ville, le 14 mai, commence un massacre de la population musulmane qui va durer deux jours. C’est à la suite de ces massacres et du rôle joué dans les combats par les Arméniens – ils coupent les lignes de ravitaillement de l’armée et brûlent les villages pour faciliter la progression de leurs alliés russes – que le ministre turc de l’Intérieur fait voter une loi décidant le transfert des populations arméniennes.

N.O. – Les Arméniens affirment que, pendant leur déportation, ils ont été attaqués par des groupes armés organisés par le gouvernement…

K. Cicek. – Il y a eu des attaques, c’est vrai, mais elles n’ont pas été organisées par Istanbul qui a, au contraire, jugé et condamné les coupables. Les convois ont été attaqués par des déserteurs et des bandes de brigands. Mais il y a eu aussi beaucoup d’exemples de Turcs qui ont aidé des Arméniens, les ont cachés, ont adopté leurs enfants.

N. O. – D’après vous, combien d’Arméniens sont morts ?

K. Cicek. – D’après le recensement fait par le gouvernement ottoman vers 1910, la population arménienne était de 1,3 million. D’après les archives du patriarcat, ils étaient 1,845 million. Selon un rapport de la Société des Nations, 1,3 million d’Arméniens de l’Empire ottoman ont survécu, dont 300 000 sont en Turquie. Ce qui signifie que près de 300 000 Arméniens sont morts pendant cette période, la plupart de maladie ou de faim. Il n’existe aucun moyen d’évaluer le nombre de personnes exécutées ou assassinées.

N. O. – Et à combien évaluez-vous les victimes turques ?

K. Cicek. – Environ 2 millions et demi. Près de 500 000 militaires et 2 millions de civils. Beaucoup d’entre eux victimes, comme les Arméniens, de la faim et des épidémies. D’autres – ce fut le cas de513 000 Turcs d’Anatolie et du Caucase – tués par les Arméniens. Nous avons les archives, endroit par endroit, nom par nom. D’ailleurs, les Arméniens eux-mêmes ne s’en cachent pas : dans ses Mémoires,le « général » Andranik raconteainsi qu’il a fait torturer et tuer40 000 Turcs pour se venger des événements de 1915.

N. O. – Que répondez-vous à l’accusation de génocide qui pèse sur la Turquie ?

K. Cicek. – C’est une affaire d’historiens et non de politiques. La Société d’Histoire d’Ankara,à laquelle j’appartiens, a proposé une commission d’historiens, turcs, arméniens et d’autres nationalités, pour discuter de ce qui s’est passé en 1915. Si, après examen des documents,le génocide est prouvé, nous avons obtenu du gouvernement turc l’assurance qu’il le reconnaîtra. Ni le gouvernement arménien ni la diaspora n’ont accepté cette proposition. Pour eux,le génocide est un fait et ne peut être discuté.

Docteur en histoire, Kemal Cicek, 41 ans, est un spécialiste des archives ottomanes. Il a consacré sa thèse aux « non-musulmans de Chypre » et publié deux livres portant sur la question arménienne : « la Première Migration des Arméniens, 1915-1917 » et « les Arméniens, exil et immigration dans le monde ».

Kenize Mourad

raffi
Author: raffi

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