Un aperçu général du travail de mémoire des Kurdes concernant le génocide des Arméniens par Adnan Çelik

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Sur la base de ses travaux ethnographiques à Diyarbakır, Adnan Çelik tente dans cette contribution de restituer le travail de mémoire effectué en région kurde de Turquie autour du génocide des Arméniens et du passé multiculturel de la région, d’en faire le bilan, et de proposer quelques constats à la lumière de cette expérience. Son analyse se focalise notamment sur la mémoire “troublée” des Kurdes à propos du génocide des Arméniens et les défis que l’émergence de cette mémoire subalterne dans l’espace public turc posent à l’État et à la société d’un pays où le déni, tant institutionnel qu’ordinaire, semble s’être durablement installé.

Alors qu’une partie considérable des Kurdes de l’actuelle Turquie avait participé en 1915 aux déportations et massacres d’Arméniens, se faisant les exécutants d’une politique génocidaire impulsée par les unionistes alors à la tête de l’Empire ottoman, une bonne partie de leurs descendants, un siècle plus tard, loin de dénier les faits, parle ouvertement de cette tragédie. Leurs témoignages discréditent l’histoire officielle turque, en confirmant le travail de certains historiens et les témoignages des Arméniens survivants recueillis à l’époque. Il est important de souligner le caractère exceptionnel de ce paysage mémoriel dans un pays négationniste tel que la Turquie, où l’on sait combien l’autorité étatique et le discours sur
l’“ unité nationale” se sont imposés sur la double base de l’usage massif de la violence, puis son déni.
Ce fut en effet l’un des résultats les plus marquants de mes recherches de ces dix dernières années que de constater, dans les récits collectés auprès de mes interlocuteurs de la région de Diyarbakır, la vivacité de la mémoire relative au génocide des Arméniens, et la place de celle-ci dans le conflit turco-kurde, de même que dans les conflits intra-kurdes actuels. 1915 n’a pas cessé de hanter le présent. Les données collectées sur le terrain révèlent l’existence d’une mémoire vive de 1915 que l’histoire officielle n’a pu anéantir. Plus encore, elles montrent la prégnance de sentiments de culpabilité, voire de crainte, de superstition et d’interprétations eschatologiques des malheurs du présent, plongeant leurs racines dans ce passé. De nombreuses représentations, précises ou diffuses, ainsi que les évolutions historiques et politiques fondamentales du conflit turco-kurde comme des conflits intra-kurdes trouvent leur source dans la participation kurde au génocide, comme on le voit notamment pour la sanglante décennie 1990.
En dépit de l’existence de travaux sur les activités du mouvement kurde, le travail de mémoire concernant le génocide des Arméniens et les relations kurdo-arméniennes, ainsi que l’implication d’acteurs collectifs ou individuels de la société civile dans ce processus, n’ont guère attiré l’attention des chercheurs. Une grande lacune demeure quant à la documentation de l’ampleur, de la diversité, des contradictions et des limites du travail de mémoire autour du génocide des Arméniens entrepris à Diyarbakir depuis les années 2000. Aucune recherche exhaustive n’a été entreprise afin de restituer la généalogie, le développement, les obstacles et les résultats du processus mémoriel qui s’est fait jour, de ses prémisses à son quasi anéantissement. Soutenu par la Fondation Gulbenkian dans le cadre du programme des relations turco-arméniennes de l’université de Cambridge depuis juillet 2021, mon projet de recherche entend précisément s’y atteler.
Dans le cadre de ce numéro spécial consacré au dialogue arméno-turc, je souhaite à travers cet article partager certains aspects de mes résultats de recherche, notamment la mémoire “troublée” des Kurdes à propos du génocide des Arméniens et les défis que l’émergence de cette mémoire subalterne dans l’espace public turc posent à l’Etat et à la société d’un pays où le déni, tant institutionnel qu’ordinaire, semble s’être durablement installé. Sur la base de mes travaux ethnographiques de terrain effectués depuis 2008 à Diyarbakır pour mes recherches de master et de doctorat, poursuivies dans le cadre de mon projet de recherche avec le programme interconfessionnel de l’université de Cambridge depuis 2021, cet article tente de restituer le travail de mémoire effectué en région kurde de Turquie autour du génocide des Arméniens et du passé multiculturel de la région, d’en faire le bilan, et de proposer quelques constats à la lumière de cette expérience. L’exposé de la multiplicité des initiatives concrètes et des différents niveaux de déploiement de ce travail de mémoire sur le chemin de la reconnaissance retrace la trajectoire mémorielle singulière des Kurdes de Turquie, de la conscience diffuse à la confrontation avec le passé.

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Pour explorer les différents champs, registres, espaces symboliques et physiques dans lesquels le travail de mémoire à propos de 1915 s’est manifesté et déployé, il faut insister notamment sur la place et le rôle de la ville de Diyarbakir dans ce processus, et la manière dont elle a peu à peu acquis les caractéristiques d’un lieu de mémoire du passé arménien de la région. Diyarbakir est devenue emblématique des transformations du paysage mémoriel kurde et la dynamique de confrontation avec le passé s’y est révélée avec force lors de la commémoration du centenaire du génocide des Arméniens, dont elle a été, en 2015, le théâtre principal. On peut y observer les processus par lesquels la mémoire collective kurde, notamment à travers le regain d’intérêt et de légitimité pour la mémoire orale, s’est transformée en contre-mémoire sur la scène publique, en concomitance avec l’expansion des champs et marges d’expression de la société civile dans la société turque en général, devenant un levier puissant à même de faire pression pour la reconnaissance officielle du génocide.

L’émergence d’une contre-mémoire kurde à l’épreuve du déni turc

Le développement d’une contre-mémoire et d’une grammaire victimaire dans l’espace kurde, des discours souterrains à la sphère publique, peut s’expliquer par certains faits.
Tout d’abord, on peut considérer la langue kurde elle-même comme un espace de contre-mémoire préservé du discours officiel turc. Depuis plus d’un siècle, à l’intérieur des sphères intimes ou privées de la famille, de la tribu, du village, du quartier, avaient été préservés et transmis des souvenirs et des témoignages, qui ont fait de la langue kurde un bastion de contre-mémoire. La résistance de cette dernière à la turquification – entre autres à travers la persistance des manières de nommer 1915, l’emploi des noms de lieux attachés à cette mémoire, et des formules ou dictons qui s’y rattachent – a joué un rôle fondamental dans la préservation de ces savoirs.
En second lieu, l’intérêt nouveau pour la parole “d’en bas”, dont s’est faite porteuse l’histoire orale, bientôt rejointe par le renouveau historiographique entrepris au sein du mouvement kurde, ont débouché en l’espace de deux décennies sur la transformation du statut de ces contre-mémoires. Le canal de transmission représenté par la langue et la prégnance d’une culture orale se sont vu renforcés et s’est élargi par l’entreprise de renouvellement historiographique du mouvement kurde. En revalorisant la mémoire orale en général, celui-ci a depuis les années 2000 favorisé l’émergence de paroles, l’agrégation et la formulation explicite de fragments de mémoire habitant à divers degrés la société́ kurde.
Ainsi a-t-on été témoins de la construction d’une contre-mémoire dans les contre-publics kurdes. Cette contre-mémoire n’ouvre pas seulement une brèche dans les murs du déni du génocide des Arméniens, mais fournit aussi les éléments d’un récit complet, tant sur la façon dont le génocide s’est déroulé localement qu’à propos des attitudes des multiples acteurs de l’époque, incluant la reconnaissance de la responsabilité, aux côtés de l’État turc, d’une partie des acteurs locaux.

Une autre dimension de cette contre-mémoire se trouve dans l’importance de la matérialité du passé arménien dans le paysage kurde. Une
“présence par l’absence” du passé arménien demeure inscrite aussi bien dans la toponymie que dans la géographie et l’architecture de l’espace kurde de Turquie, à travers la transmission intergénérationnelle de la connaissance des lieux de massacre (souvent isolés, peu accessibles au regard, choisis pour dissimuler ou éliminer les cadavres), des itinéraires locaux de la déportation, et les vestiges attachés à la mémoire de leurs anciens propriétaires, paysans ou artisans arméniens (églises, vignobles, vergers, champs, fontaines, moulins, etc.)
Enfin, il reste que dans la plupart des récits collectés auprès des interlocuteurs kurdes de la décennie 2010, au-delà de la dénonciation d’un continuum de la violence étatique qui unit Kurdes et Arméniens dans un même régime victimo-mémoriel, affleure surtout la conscience d’une responsabilité et d’une culpabilité collective des Kurdes. Les Arméniens viennent rejoindre les Kurdes dans la catégorie des “victimes de l’État turc”. L’expression em şîv in, hûn paşîv in (“nous sommes le petit-déjeuner, vous serez le déjeuner”), transmise de génération en génération, se colore alors d’une teinte prophétique qui se réfère implicitement au sort des Kurdes durant le siècle d’histoire qui succède à la violence fondatrice de 1915. Elle est attribuée à des Arméniens qui l’auraient prononcée durant les massacres et déportations de 1915 pour mettre en garde les Kurdes sur le sort que les autorités pourraient leur réserver à eux aussi. L’existence de ce régime victimo-mémoriel chez les Kurdes a largement contribué à favoriser, dans le contexte de la Turquie contemporaine, et en lien avec les transformations à l’œuvre au sein du mouvement kurde, l’émergence d’une reconnaissance progressive et d’une dynamique de confrontation (au moins partielle) avec le passé génocidaire de la région. En effet, l’existence de cette grammaire a favorisé et même permis, à partir de la fin des années 1990, l’inclusion des souffrances des Arméniens dans le paradigme victimo-mémoriel kurde. Ainsi on voit le caractère multidirectionnel de la mémoire agir dans le domaine mémoriel kurde où la dénonciation des violences étatiques contre les Kurdes a fait apparaître la mémoire du génocide des Arméniens de 1915.

Le tournant mémoriel dans les contre-publics kurdes : naissance et déclin

Avant les années 2000, les savoirs relatifs au génocide des Arméniens étaient présents chez les habitants kurdes de Turquie, mais essentiellement sous la forme de mémoires fragmentées. Présents à travers de multiples registres cognitifs (expérience quotidienne au contact des vestiges du passé, transmissions familiales et connaissance fragmentaire contenue dans la langue, dans les noms de lieux par exemple), ces savoirs demeuraient dans la majorité des cas flous, peu élaborés, cantonnés à la sphère intime et privée. Au cours des trente dernières années cependant, ces souvenirs dispersés et fragmentaires du génocide des Arméniens se sont mués en une confrontation de plus en plus consciente et explicite avec le passé. Le passage de ces savoirs diffus à l’articulation d’une parole publique et explicite a reposé sur un fourmillement d’initiatives. Depuis le début des années 2000, une partie considérable de la société kurde a entamé un intense travail de mémoire. Avec l’engagement conjoint d’entrepreneurs de mémoire dans le monde de la littérature, des arts, de l’université et de la société civile, le mouvement kurde, à travers certaines de ses municipalités élues, associations et organisations non gouvernementales, a initié un important processus de révision historiographique. Une multiplicité d’acteurs et de processus ont interagi dans l’espace kurde pour parvenir à ce résultat.
Le phénomène de confrontation symbolique avec le passé est devenu un topos dans les conversations publiques et privées aussi bien que dans la littérature kurde contemporaine. Des “malheurs ordinaires” de la vie quotidienne sont perçus comme des symboles de la “malédiction” dont le génocide des Arméniens serait l’origine première. La volonté d’affronter ce passé honteux s’affirme haut et fort sur la place publique, et s’incarne aussi dans des actes concrets (réhabilitation du passé multiculturel de la région dans l’espace public, reconnaissance et commémoration du génocide, excuses publiques au nom du peuple kurde).
Concernant les discours, pratiques et modalités concrètes du travail de mémoire effectué dans la sphère publique kurde dans les deux ou trois dernières décennies, on peut compter cinq différentes catégories d’acteurs et d’initiatives, individuels ou collectifs, qui ont joué un rôle majeur dans ce réveil de mémoire : les “promoteurs individuels”, les institutions de la société civile, les municipalités et initiatives liées au mouvement kurde ; l’émergence des revendications identitaires des Arméniens islamisés descendants des survivants du génocide, et le champ littéraire kurde. Les entreprises qui ont traduit la réhabilitation du passé multiculturel de la région ont été nombreuses, se stimulant les unes les autres, s’articulant entre elles et se multipliant jusqu’à produire ce paysage mémoriel radicalement bouleversé. Elle ont concerné la matérialité de l’espace public urbain (restauration d’églises, changement de noms de rues, érection du “Monument de la conscience”…), le domaine culturel et linguistique (ouverture de cours de langue arménienne, de l’École de musique Aram Tigran, organisation de festivals interculturels d’art, littérature, cinéma, expositions…), le dialogue public et la rencontre intercommunautaire (fondation l’ “Assemblée des quarante”, panels, discussions, débats, voyages entre le Kurdistan et l’Arménie…), le champ de la création académique, éditoriale, cinématographique et littéraire (ouvrages de recherche scientifique, colloques, publications, récits, témoignages, fictions, documentaires, films…), le champ de la commémoration.

Les limites et défis de travail de mémoire dans l’espace kurde

En dépit de l’important travail de mémoire dans l’espace kurde, des difficultés, des contraintes et des limites affectent cette marche vers une reconnaissance pleine et entière. En particulier, il faut mentionner l’hostilité silencieuse d’une partie des acteurs kurdes à l’égard de ces processus.
Pour résumer les développements politiques en Turquie concernant le génocide des Arméniens d’une part, la question kurde de l’autre, en soulignant leurs points de rencontre dans la période post-2000, on peut schématiser la succession de deux séquences concernant l’espace démocratique en
Turquie : une période d’expansion (2002 à 2015), puis une période de recul. La première a favorisé l’émergence et la propagation d’un travail de mémoire, la seconde son déclin rapide, sous la pression de la réactivation de l’habitus répressif et du tropisme autoritaire de l’État turc. Cette seconde période se caractérise également par un changement de direction du paradigme du déni du génocide en Turquie. Alors que celui-ci s’était exprimé depuis la fondation de la République par la négation pure et simple du crime commis contre les Arméniens, ces dernières années, surtout après 2015, le caractère de ce déni a subi une profonde et inquiétante métamorphose, comme si l’on était passé du déni à l’aveu implicite. Un aveu qui n’est toutefois pas fondé sur la reconnaissance, mais sur la remobilisation du crime commis comme moyen de menace contre les “ennemis” d’aujourd’hui (les Kurdes mobilisés politiquement contre le régime bien sûr, mais aussi tous ceux qui, en Turquie et au-delà, demandent une reconnaissance du génocide des Arméniens).
En guise d’exemple, en 2016, les forces de police des opérations spéciales réprimant la résistance d’autodéfense dans les villes kurdes ont laissés sur les murs des inscriptions telles que “Bâtards d’Arméniens, nous sommes là ! ”Ainsi nous sommes passés de “Nous ne l’avons pas fait” à “Nous le referons si nécessaire !”.
Dans l’ombre de la nouvelle configuration politique post-2015, avec la destruction physique de certains quartiers dans les villes kurdes (en particulier à Diyarbakir qui avait été le berceau de la réhabilitation de la mémoire arménienne dans l’espace public), la destitution des municipalités élues, l’incarcération ou l’exil forcé de nombre d’entrepreneurs de mémoire, la mise au pas de la société civile, la résurgence des discours négationnistes, etc ; les efforts des quinze années écoulées en matière de travail de mémoire au sein de la société kurde ont été presque anéantis.
Les conséquences de la fin brutale du travail de mémoire entamé en Turquie sont lourdes. La double offensive des forces de l’État turc depuis 2015 ont conduit à un recul brutal du processus de reconnaissance en cours dans l’espace kurde, d’une part avec les politiques de mémoricide accompagnant la reprise des hostilités contre le mouvement kurde, d’autre part avec la réémergence d’une grammaire réactionnaire de déni de responsabilité dans le génocide par des acteurs kurdes hostiles à cette lecture multiculturelle et/ou que leur nationalisme pousse à refuser d’endosser, en plus de ses violences actuelles, les “crimes du maître”.
Les raisons de l’expansion de cette grammaire réactionnaire du déni de responsabilité sont multiples et méritent une analyse en profondeur, qui pourra être développée ailleurs. J’en mentionnerai brièvement quelques-unes ici. Une crainte non négligeable des conséquences de la reconnaissance du génocide freine au Kurdistan de Turquie l’aboutissement du chemin emprunté et d’une confrontation pleine et entière avec le passé : la question des biens arméniens confisqués, notamment les terres, et les risques associés à une évolution du processus de reconnaissance ouvrant la voie à des revendication de réparation ou de restitution. Par ailleurs, les conflits et clivages intra-kurdes ont produit des opposants catégoriques au mouvement kurde, de ce fait également hostiles à son approche historiographique au sujet du génocide des Arméniens. Pour certains Kurdes, en tant que cibles de la violence de l’État turc depuis la fondation de la République, l’identification à la catégorie de victime a défavorisé la capacité à assumer une position de descendants de “coupables” dans les périodes précédentes, dont 1915. Enfin, il faut mentionner une réaction, dans une certaine mesure compréhensible, contre la tendance d’un certain discours en Turquie qui, tendant à vouloir localiser le génocide dans les régions kurdes, attribue la violence contre des Arméniens aux seules attaques spontanées et désorganisés de Kurdes pendant la déportation. Le rôle des réseaux sociaux dans l’émergence et la dissémination d’un nouveau déni de responsabilité chez les Kurdes doit également être mentionné, ainsi que l’apparition d’un débat sur le rôle des Kurdes durant le génocide dans la presse écrite (tendant à le relativiser en réaction à des approches généralisantes faisant porter à l’ensemble des Kurdes la responsabilité principale dans la survenue du génocide). Ainsi, à la suite de l’offensive mémoricide de l’État après 2015, on assista également au retour en force d’un discours kurde de déni de responsabilité vis-à-vis du génocide de 1915. Tous ces facteurs ont favorisé l’expression de mécontentements et d’un certain discrédit sur le travail de mémoire et la confrontation au passé entrepris dans la sphère kurde.
L’existence de voix kurdes hostiles depuis le début à ce processus de reconnaissance (Kurdes de droite, nationalistes, Kurdes pro-gouvernement, islamistes) s’ancrait dans des perspectives diverses. Les uns pensaient qu’à travers la “repentance”, les Kurdes s’affaiblissaient et endossaient à tort le “crime du maître” (l’État turc, pour eux seul coupable). D’autres, partisans d’un Kurdistan kurdo-kurde, ne voulaient pas entendre parler d’un passé kurdo-arménien susceptible d’entacher l’homogénéité et les revendications territoriales d’un nationalisme kurde classique. D’autres enfin, islamistes radicaux, s’appropriaient sans réserve la part de la propagande étatique consistant à dénoncer le mouvement kurde dans son ensemble comme un mouvement au service des intérêts arméniens et occidentaux. Si ces voix avaient été de fait marginalisées et discrètes durant la montée en puissance du mouvement de réhabilitation de la mémoire arménienne, elles se sont exprimées sans retenue après l’offensive gouvernementale de 2015.

***

L’expérience kurde de travail de mémoire autour du génocide nous éclaire, avant tout, sur l’importance des temporalités attachées à ce type de processus. Le moment de “paix” (schématiquement 1999 à 2015) et le retour de la guerre (à partir de 2015) déterminent le cadre large et les conditions de ce travail de mémoire. Chaque pas franchi vers une solution démocratique à la question kurde voit également avancer la cause de la reconnaissance du génocide des Arméniens. La période relativement pacifiée de la fin des années 1990 à 2015 a très largement favorisé les débats, discussions et publications émanant de la société civile et des groupes minoritaires, parmi lesquelles l’évocation et le questionnement sur la réalité d’un passé génocidaire à l’empreinte indélébile sur l’histoire et la trajectoire de la Turquie. Surtout, on a vu comment, via les effets de la mémoire multidirectionnelle (par lesquels les prises de parole issues de différents groupes à propos des torts subis produisent des résonnances et suscitent la remémoration et la mise en récit chez d’autres groupes, avec des effets d’amplification mutuelle), la mémoire de 1915 et celle des violences étatiques subies par les Kurdes tout au long du XXe siècle en sont venues à s’unir dans un régime victimo-mémoriel commun durant cette période.
Depuis la reprise de la guerre contre le mouvement kurde au printemps 2015 la violence étatique, militaire et judiciaire, s’est à nouveau abattue massivement. Dans cet assaut, aucun des acteurs individuels ou institutionnels qui œuvraient pour la défense des droits ou pour la confrontation avec le passé n’ont été épargnés. Une vague de menaces et de condamnations a conduit toutes les figures emblématiques de l’engagement civique et politique au Kurdistan de Turquie, parmi des milliers d’autres anonymes, sur les routes de l’exil ou derrière les barreaux, tandis que, sur le terrain, la guerre détruisait physiquement toutes les traces et tous les symboles du réveil de mémoire dont ils avaient été les acteurs, en une entreprise d’éradication qui a pu faire parler de mémoricide.
Depuis l’offensive mémoricide post-2015, l’État turc a renoué avec un usage stratégique de l’arme judiciaire pour réprimer les voix dissidentes remettant en cause l’histoire officielle et le négationnisme d’État à l’endroit du génocide des Arméniens. Ces voix, depuis deux décennies, ont été particulièrement fortes en région kurde, notamment du fait du regain de légitimité de l’histoire orale dans la construction et la transmission des savoirs sur le passé, et ont connu un point culminant avec la commémoration du centenaire de 1915. On peut citer ici, par exemple, deux procès intentés à Diyarbakır, respectivement contre les auteurs et éditeurs d’un livre sur la mémoire locale du génocide (La malédiction : Le génocide des Arméniens dans la mémoire des Kurdes de Diyarbekir) et contre le barreau de la ville pour une déclaration publiée à l’occasion de la commémoration.
En même temps, la ville de Diyarbakir, rebaptisée Amed par le mouvement kurde dans une perspective de décolonisation spatiale et historique, est devenue le théâtre d’une recolonisation brutale par l’État turc et certains acteurs locaux, hostiles aux pratiques de mouvement kurde depuis les années 1990. Les attaques étatiques ont cherché à détruire toutes les traces de ce travail de mémoire décolonial : après l’offensive de 2015 et la destitution des municipalités kurdes élues, on a assisté à une réislamisation et une re-turcification de l’espace à marche forcée (annulation d’une grande partie des changements de noms de lieux effectués par les municipalités kurdes, remplacés par des noms de personnalités musulmanes et nationalistes, instauration de la célébration de la naissance du prophète de l’islam en lieu et place du nouvel an kurde, Newroz, avec la collaboration des organisations légales kurdes pro-Hizbullah telles Hüda-Par…).
Tout cela montre clairement combien la reconnaissance du génocide des Arméniens, la lutte pour les droits des Kurdes, et la possibilité démocratique en Turquie sont intimement et irrémédiablement interreliées. La structure imbriquée de ces trois volets est un aspect qui doit être pris en considération dans les travaux sur la mémoire et la reconnaissance du génocide des Arméniens.
Enfin, je me permets de proposer quelques recommandations politiques concernant le travail de mémoire des Kurdes à la lumière de mes observations. On peut considérer comme étant de première importance de : préserver, face aux nouvelles conditions autoritaires en Turquie, l’espace et les acteurs de la lutte pour la reconnaissance, ainsi que les connaissances qu’ils ont contribué à articuler ; poursuivre et diffuser le recension des initiatives et avancées issues du travail de mémoire effectué dans la période 2000-2015, afin de limiter les effets dévastateurs de la politique de mémoricide en cours, qui s’ajoute à l’annihilation physique des Arméniens en 1915 ; soutenir des projets de coopération et d’échange entre des personnes et des organisations arméniennes de la diaspora et d’Arménie et des personnes et des organisations en Turquie et assurer la diffusion de ces activités ; la création d’un centre d’archives où seraient compilés, édités et rendus accessibles au public les résultats des différentes recherches en histoire orale produits dans les trois dernières décennies ; soutenir et encourager les travaux de mémoire à l’échelle locale, et mobiliser les chercheurs de différentes disciplines sur un projet commun transdisciplinaire consacré au sujet ; soutenir la traduction des publications produites dans le respect de la liberté d’expression scientifique, notamment sur le génocide des Arméniens, des langues étrangères vers le turc et le kurde, et réciproquement ;
enfin soutenir le développement d’outils numériques et pédagogiques à même d’offrir un contrepoids aux enseignements officiels nationalistes et négationnistes, en favorisant l’interconnaissance mutuelle et la rencontre, et la construction d’une mémoire historique plurielle et critique pour les nouvelles générations.

Adnan Çelik

“Étant que chercheur invité à l’Université de Cambridge, j’ai fait partie d’un projet de recherche sur les relations turco-arméniennes accueilli par le Programme interconfessionnel de Cambridge (Cambridge Interfaith Programme) et financé par la Fondation Calouste Gulbenkian. Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur.”

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Propos recueillis par Résonamces, supplément annuel « idées » de Nouvelles d’Arménie Magazine
On peur se procurer le N° 5 de RésoNAMces en écrivant à administration@armenews.com

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