Vassili Grossman – Un long corps-à-corps avec l’horreur

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Un long corps-à-corps avec l’horreur

LE MONDE DES LIVRES | 22.02.07 | 18h57

Vassili Grossman fut en URSS le correspondant de guerre le plus lu, le plus aimé entre 1941 et 1945. Il savait entrer dans le corps-à-corps avec la mort des soldats comme des commandants. Pendant la retraite soviétique de 1941, il passe par Iasnaïa Poliana, la gentilhommière de Tolstoï.

C’est l’Exode biblique, toute une « arche de Noé » humaine et animale fuit les Panzers de Guderian. C’est Moscou en 1812, les charrettes se bousculant pour fuir… Grossman songe : « Une souffrance en allée est en train de revenir. »

Vassili Grossman est né en 1905 à Berditchev, en Ukraine, dans une famille juive assimilée. Ingénieur chimiste comme son père, il publie ses premiers textes, remarqués par Gorki, dans La Gazette littéraire, en 1934. Trois ans plus tard, il adhère à l’Union des écrivains soviétiques.

Lorsque la guerre éclate, il devient journaliste dans l’armée rouge. Bouleversé par les massacres de civils juifs, notamment en Ukraine, il commence à réunir les éléments qui donneront naissance au Livre noir, cosigné avec Ilia Ehrenbourg. Son récit, L’Enfer de Treblinka, servira de témoignage au procès de Nuremberg. En 1959, il termine Vie et destin. L’ouvrage est saisi en 1961. Avant de mourir d’un cancer en 1964, il écrit plusieurs livres dont un récit sur l’Arménie, Le bien soit avec vous, et un roman, Tout passe.

Ce fut bien plus, une tornade de souffrances. Quand il passe en sens inverse, une centaine de cadavres allemands entourent la tombe de Tolstoï. Ce n’est que le préambule. Peu à peu, Grossman va rencontrer la mort par centaines de milliers de cadavres, il va voir des morts debout comme un leurre sinistre, des régiments endormis d’épuisement que l’on perce à la baïonnette sans qu’ils se réveillent. Il va apprendre l’envers des communiqués officiels : à Stalingrad, en cinq mois, 13 500 soldats soviétiques exécutés pour trahison ; et parmi eux le cas de ce soldat qu’on a déshabillé, exécuté, enterré, qui revient en caleçon le lendemain, et que l’on l’exécute à nouveau.

Ces Carnets ne contiennent pas tout, Grossman a dû se surveiller, ils pouvaient lui valoir le peloton. Mais ils sont impressionnants. C’est le terreau de ses deux grands romans sur la guerre, Pour une juste cause, écrit pendant la guerre (éd. L’Age d’homme, 2001), Vie et destin, écrit en cachette, et qui ne vit le jour qu’à l’étranger. Personnages, réflexions, notations qui broient le coeur sont là, et cet inimitable mélange de folie et de bonheur qui rend soutenable la lecture des atrocités que rapporte Grossman.

L’ouvrage a été rédigé par l’historien Antony Beevor, auteur d’un monumental Stalingrad. Ce qu’il a gagné en références historiques, il l’a perdu en spontanéité. Dommage que l’on ait parfois de la peine à distinguer ce qui vient des Carnets, des articles, du commentaire. Ce n’est pas vraiment le matériau brut, dans sa force de témoignage. Mais l’accompagnement historique a sa valeur.

Grossman n’a pas aimé le général Joukov, qui raflait toujours la gloire au bon moment, mais il fait le portrait de chefs qu’il aime, un Batiev qui faisait « repasser » par ses chars les tranchées des hommes pour vérifier sang-froid et solidité. Le portrait aussi de simples soldats, comme le sniper Tchékhov, qui raconte la férocité s’emparant de lui, et rêve de se retrouver, une demi-heure, dans une « ville vivante »…

ABATTOIRS HUMAINS

Grossman était juif, sa mère était restée coincée à Berditchev, où elle périt dans une « Aktion » des SS. Les Carnets comportent des lettres au père, mais la mère est présente, comme elle le sera dans Vie et destin, dans le portrait poignant de la mère de Strum, la lettre posthume écrite au ghetto… Avant la fin de Stalingrad, Grossman est muté sur ordre d’en haut, Simonov le remplace : il faut un « vrai » Russe à l’heure de la victoire. Par ailleurs, trop de victimes juives indispose Staline. Ehrenbourg, mieux que Grossman, sentit le vent insensiblement tourner. Grossman avance avec les armées soviétiques, découvre les abattoirs humains de Kiev, de Berditchev, de Treblinka ; les gigantesques grils sur lesquels on brûlait les corps, vivants ou morts. Il note l’insoutenable, mais il sait déjà qu’il ne pourra pas tout dire. Certains articles ne passent pas, il ne faut pas évoquer « l’Ukraine sans les juifs ».

La victoire est aussi le début d’un abaissement moral. Cela le fait souffrir, mais le chemin reste long vers l’émancipation idéologique de cet homme bon qui croyait que la bonté était d’un côté au moins. Les ultimes notations des Carnets sont pour le zoo de Berlin : l’auteur des Bienveillantes, Jonathan Littell, l’a également mis dans son roman, où tout est vu comme à l’inverse de Grossman. Grossman contemple les cadavres de babouins femelles auxquelles s’accrochent les mains minuscules des petits. « Les hommes sont bien plus méchants », remarque le gardien.

Ces Carnets disent peut-être encore mieux que les grands romans le chaos, le sacrifice de soi montant comme une fièvre dans l’homme, mais s’accompagnant de férocité, et puis cette inquiétude lovée dans toute l’écriture grossmanienne : comment sauver l’humain ?

CARNETS DE GUERRE. DE MOSCOU À BERLIN (1941-1945), de Vassili Grossman. Textes choisis et présentés par Antony Beevor et Luba Vinogradova.Traduit de l’anglais et du russe par Catherine Astroff et Jacques Guiod, Calmann-Lévy, 390 p., 22 €.

georges Nivat

Article paru dans l’édition du 23.02.07.

Le Monde

raffi
Author: raffi

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