Vivre ensemble, Francophonie, Arménie : le témoignage d’Aram Kebabdjian

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Le XVIIe Sommet de la Francophonie aura pour thème le « Vivre ensemble ». Ce pourrait être un sujet bateau, n’étaient ceux chargés de migrants qui font épisodiquement naufrage dans la Méditerranée, venant à chaque fois noircir les pages d’une actualité tragique. L’Arménie, pays sorti miraculé du premier génocide du XXe siècle et toujours confronté à la guerre, ne peut avoir qu’une sensibilité particulière sur cette thématique.
Pour l’explorer, nous avons demandé le concours d’écrivains francophones, à l’aune de ce Sommet qui débute le 11 octobre en Arménie. Voici le témoignage d’Aram Kebabdjian, auteur des ouvrage Les désœuvrés et Le Songe d’Anton Sorrus.

Nouvelles d’Arménie Magazine : Qu’est-ce que la Francophonie représente pour vous aujourd’hui ? Vous sentez-vous concerné par les enjeux politiques ou diplomatiques liés à la langue française ?
Aram Kebabdjian :
Venue d’Allemagne, sachant à peine se faire comprendre, ma mère s’inscrivit à la Sorbonne pour apprendre l’espagnol. Mon père, arménien d’origine, l’amena en Amérique du sud, et elle se mit à parler français. C’est pourtant bien d’elle que vint l’idée de ce prénom arménien que l’on me donna ; elle l’avait découvert jeune fille, après avoir lu en cours d’anglais le roman de William Saroyan, My name is Aram. Avec cela, nous n’avons jamais parlé autrement que français à la maison – sans oublier qu’il nous était venu par mille et un détours. Coincé entre l’orientalisme et le germanisme, entre l’oppresseur et l’oppressé, le français nous a permis de lever bien des tensions diplomatiques. Est-ce à dire que cette langue soit plus qu’un moyen de communication ? A-t-on raison de l’instituer, comme le voudrait la Francophonie, en garant des valeurs démocratiques ou de liberté d’expression ? J’ai du mal à m’en convaincre. Tant il me paraît évident qu’une langue, par elle-même, ne saurait être morale, et que l’humaniste, ou l’esprit révolutionnaire, relèvent de l’universel. En cherchant à se prévaloir d’une relation particulière à l’État de droit, l’institution Francophone s’expose à bien des déconvenues, quand bien même ce serait pour des raisons diplomatiques.

NAM : Le vivre ensemble est le thème du prochain sommet de la Francophonie. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
A. K. :
Originaires de Constantinople, mes grands-parents paternels se sont rencontrés en France. Comme certaines familles d’émigrés arméniens, ils ont choisi d’élever leurs enfants en français. Sans doute parce qu’ils n’imaginaient pas revenir en arrière, sans doute aussi parce que ces gens étaient convaincus que pour s’installer quelque part, il fallait en adopter les codes, jusque dans la sphère familiale. Mais on ne décide pas d’abandonner sa langue sans une bonne raison de le faire. Cet arrachement se fait dans la violence, sans doute aussi dans la souffrance. Or de quoi parle-t-on lorsque l’on associe le « vivre ensemble » à la francophonie ? D’une grande zone d’harmonie à travers les différences, d’un havre où les tensions devraient s’apaiser ? Mais qui peut ignorer qu’avant d’arriver à se fondre dans le français, à supposer que cela soit jamais possible, on en passe par toutes les strates de la distinction. Le moindre mot prononcé suffit à vous révéler si cruellement. Pour autant, on ne saurait nier qu’à vouloir maintenir sa langue d’origine, coûte que coûte, on ait à faire face à des maux bien plus grands encore. Mon arrière-grand-père paternel, Melkon Kebabdjian, peintre et illustrateur, émigré à Paris dans les années 20, évoluait dans le milieu arménien de la capitale, riche de tant d’esprits, écrivains, poètes et musiciens. Il y eut des revues, des maisons d’éditions, des manifestes, des romans et des poèmes. Tout était écrit en arménien. Tous vivaient ensemble à Paris en arménien. Qui se souvient encore de leur existence ? Melkon est parti mourir à Erevan, où ses tableaux dorment dans les réserves de la galerie nationale. Les autres, s’ils ne sont pas morts dans l’anonymat, ont simplement cessé d’écrire. Peut-être l’usage du français en France leur aurait-il permis de s’ouvrir à un plus large public et de faire résonner leur cause avec plus de force.

NAM : Vos écrits sont-ils influencés par votre dimension arménienne ? Existe-t-il, selon vous, une littérature arménienne francophone ?
A. K. :
Je ne parle pas un mot d’arménien, je parle assez mal l’allemand, mon anglais est déplorable, je comprends quelques mots d’espagnol, je devine approximativement ce que disent les gens en italien. Je n’ai jamais écrit autrement qu’en français, dans une langue que je tente toujours d’apprivoiser. Elle me paraît bizarre, je l’écorche et je la voudrais toujours plus lisse et plus correcte. Cela n’est sans doute pas étranger à une forme de complexe du nouveau venu dont j’hérite à travers les générations. Depuis quelques années, en marge de mes romans, j’entreprends des recherches étymologiques sur certains champs phonétiques en tentant de recomposer factuellement les réseaux de sens attachés à certaines sonorités. Ces recherches me font plonger dans tous les dictionnaires de langues mortes et de langues rares qui dérivent de près ou de loin du bassin mésopotamien. Au-delà des structures phono-sémantiques que je m’imagine recomposer à travers les langues, c’est sans doute d’une partie de mon histoire dont je pars à la conquête. Un oncle Aram, aïeul de mon père, réfugié dans la cave d’un village anatolien, entendit les soldats arrêter un à un les habitants pour leur faire prononcer certains mots. Les Arméniens n’arrivaient pas à les dire : on leur couplait la tête. L’oncle Aram en réchappa indemne, mais définitivement muet.

Propos recueillis par Claire Barbuti

Claire
Author: Claire

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