Vivre ensemble, Francophonie, Arménie : le témoignage de Rodney Saint-Eloi

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Le XVIIe Sommet de la Francophonie aura pour thème le « Vivre ensemble ». Ce pourrait être un sujet bateau, n’étaient ceux chargés de migrants qui font épisodiquement naufrage dans la Méditerranée, venant à chaque fois noircir les pages d’une actualité tragique. L’Arménie, pays sorti miraculé du premier génocide du XXe siècle et toujours confronté à la guerre, ne peut avoir qu’une sensibilité particulière sur cette thématique.
Pour l’explorer, nous avons demandé le concours d’écrivains francophones, à l’aune de ce Sommet qui débute le 11 octobre en Arménie. Voici le témoignage de Rodney Saint-Eloi, poète, écrivain (Je suis la fille du baobab brûlé), académicien et éditeur né à Haïti, résidant au Canada.

Nouvelles d’Arménie Magazine : Qu’est-ce que la Francophonie représente pour vous aujourd’hui ?
Rodney Saint-Éloi :
Je suis à Montréal où je vis, écris et rêve. La nuit, un tambour secret bat dans ma tête. Chaque phrase que je tente de transcrire me ramène à mon pays, même pas, à mon village de naissance, Cavaillon, qui, dit-on, est une ville. Je ne sais pas d’où me vient l’idée que la francophonie serait à l’image de ce tambour créole, qui résonne en moi, dans toutes les villes du monde. De Montréal à Paris, de Bruxelles à Mingan, de Port-au-Prince à Fort-de-France, ce tambour m’appelle. Je finis par croire que tout ça représente l’histoire de ma grand-mère Tida, qui ne savait pas lire, mais qui laissait toujours traîner à la maison, au haut de son lit, quelques livres, on pourrait même dire, en osant un peu la nomination, un coin de bibliothèque. C’est Tida qui m’a appris à lire, en me donnant, comme du pain, des livres. En construisant une bibliothèque, avec quelques livres ramassés
ici et là qu’elle ne lirait jamais, elle avait insinué en moi le grand goût du monde. Tida avait cette intime conviction que je devais lire pour vivre, et que la lecture était ma seule chance pour devenir quelqu’un, c’est-à-dire un être humain digne de respect, capable de mettre à bonne distance la misère et le mépris. J’avais très tôt compris qu’il fallait aussi lire pour la venger, et pour restituer à cette grand-mère la dignité que la vie lui avait volée. Une bibliothèque francophone est cette image de la grand-mère qui ne savait pas lire le français, et qui avait cru mordicus que pour devenir un homme, son petit-fils devait maîtriser les 26 lettres de l’alphabet français. Aujourd’hui, en écrivant un mot, une phrase ou un livre, je ne peux m’empêcher de penser à cette grand-mère unilingue créole, qui pourtant m’avait fait le plus beau cadeau de ma vie, le grand et beau soleil de la langue française. Ce soleil est beau et grand s’il rime avec le petit tambour secret qui danse dans ma tête toutes les nuits et qui me renvoie à la profondeur des rythmes créoles et des contes de Tida. En écrivant, j’ai toujours envie de danser, et de marteler les phrases comme on fait si facilement en créole, qui est d’abord une langue parlée, racontée, musiquée. Quand on dit francophonie, je pense tout de suite à ma liberté d’ajouter le mot musiquée (comme j’aurais pu dire zoukée) que je viens d’inventer à l’instant. Car il faut tordre le cou de la langue française en lui forgeant une part des sonorités de l’enfance. C’est à cette condition qu’elle deviendra sous les tropiques une langue musquée, épicée, colorée et combien salutaire. Elle dira aussi les cris de révolte et de liberté qui manquent tant aux îles. Et pourquoi pas, le vivre ensemble.

NAM : Le vivre ensemble, justement, est le thème du prochain sommet de la Francophonie. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
R. S. :
Je suis noir. Noir de peau. Noir de cœur. Je n’ai pourtant de race que la race humaine. Ma vie est de toutes les couleurs. Car je suis un être de papier. Je vis dans les livres. Et c’est la meilleure manière de vivre, en s’abandonnant à la magie des mots. Cette fiction m’aide à créer un verger d’humanité où tout est voix et fenêtre pour célébrer la rencontre. Pour dire l’autre. Je vis à Montréal comme je le disais tantôt. Ma journée se passe souvent dans des patries imaginaires avec des frères et des sœurs que je lis. C’est le poète québécois Paul-Marie Lapointe qui m’a donné cette belle leçon de vie :
J’ai des frères à l’infini
J’ai des sœurs à l’infini
et je suis mon père et ma mère

Tous les jours, une image m’appelle à ce verger fraternel. Tantôt, je marche avec Mahmoud Darwich pour être debout dans le réveil de la Palestine. Tantôt, je dialogue avec Emily Dickinson pour me rappeler sa solitude et sa vie clandestine d’écrivaine. Je garde tout près de mon cœur le poème de Gérald Godin Tango de Montréal où il célèbre les immigrants qui font battre le cœur de la ville. Le vivre ensemble représente cette émotion qui consiste à faire foule, à aller vers l’autre, à dire oui au monde. J’écris et je lis en effet pour faire foule, pour me déplacer, de mon île vers d’autres îles, de ma parole vers d’autres volcans. Partout où je suis, il y a un visage qui me poursuit. Est-ce mon double ou un autre ? Il m’arrive de me trafiquer en me travestissant, d’entrer dans la peau d’un baobab, de traverser la rivière pour écouter la voix des ancêtres.
J’envisage toute chose simple
La leçon de l’évidence
Les miracles du quotidien
Les mauvaises langues m’accusent
De coucher avec mes ombres
Ma danse vous semble-t-elle anarchique
En quelle saison pousse la fleur de l’intrépidité
Quelle est la rivière qui me conta
L’histoire de mes ancêtres

(Extrait de Je suis la fille du baobab)

NAM : L’Arménie qu’est-ce que ça évoque pour vous ? Avez-vous une anecdote personnelle à ce sujet ?
R. S. :
Je ne connais pas grand-chose de l’Arménie. En classe primaire, pour expliquer le génocide des Indiens, les premiers habitants de l’île d’Haïti, on racontait la Première Guerre mondiale et le génocide des Arméniens. On comparait une douleur à une autre. La guerre et la mort sont alors la première porte d’entrée dans ce pays énigmatique que je ne savais comment situer sur une carte. Le mot Arménie était si doux qu’il devait, selon moi, signifier miel ou ciel étoilé dans une langue étrangère. L’autre image de l’Arménie, celle qui m’est plus familière, me vient d’une chanson de Charles Aznavour (le premier Arménien sur ma liste des souvenirs) que chantait tous les soirs ma mère :
Emmenez-moi Au bout de la terre
Emmenez-moi Au pays des merveilles
II me semble que la misère Serait moins pénible au soleil

Ma mère Bertha a suivi jusqu’au bout le rêve d’Aznavour. Ironie du sort. La misère n’est pas moins pénible au soleil pour elle, qui a viré de bord le soleil du pays d’Haïti pour aller vivre là-bas, dans ces paysages du nord, à New York jusqu’à sa mort survenue en janvier 2017.

Propos recueillis par Claire Barbuti

Claire
Author: Claire

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